Aux forges de Vulcain, ils n’ont pas de pétrole, mais ils ont d’excellentes idées, en plus d’avoir du talent et de soutenir activement la création littéraire dans le domaine de la fantasy francophone, qui, ne nous voilons pas la face, est loin de s’écouler aussi facilement que son homologue anglo-saxonne. Mais le succès critique indiscutable d' Un long voyage de Claire Duvivier prouve qu’il reste de la place pour les nouvelles voix. D’autant plus que l’on retrouve l’autrice partie prenante de ce nouveau projet éditorial. L’idée de partager un univers commun entre deux auteurs n’est pas complètement nouvelle et l’exercice est largement pratiqué dans le domaine de la BD, du cinéma ou des séries TV. En revanche, en matière de littérature c’est nettement moins fréquent, même si là aussi quelques exemples peuvent venir en tête (Boileau-Narcejac, Terry Pratchett et Neil Gaiman dans De bons présages ou bien encore S.A. Corey, le duo à l’origine du cycle The Expanse), mais les règles du jeu sont cette fois un peu différentes car il ne s’agit pas à proprement parler d’écriture à quatre mains, mais de deux trilogies, l’une écrite par Guillaume Chamanadjian l’autre par Claire Duvivier, se déroulant dans le même univers de fantasy (La tour de garde). Alors que Capitale du Sud (T1) est déjà sorti en avril, Capitale du Nord (T1) devrait sortir le 1er octobre.
Au premier abord, Le sang de la cité paraît relever plutôt de la light fantasy et s’éloigne à pas mesurés des canons du genre. Un peu à la manière du Wastburg de Cédric Ferrand, la cité de Gemina est l’élément central du roman, un personnage à part entière qui fascine par sa vitalité brute et organique tout autant que par ses intrigues de palais. Cette vaste cité grouillante de vie est le théâtre d’affrontements séculaires entre grandes familles ducales. Chaque clan domine un quartier de la ville et défend son territoire avec la plus grande des vigilances. Parmi ces grandes familles, la maison de la Caouane fait figure de trublion. Rompant la règle tacite qui veut qu’on n’éradique pas impunément une maison adverse, la Caouane a exterminé un clan ennemi, ne laissant en vie lors de l’assaut final que deux enfants découverts enfermés dans les geôles. Pour une raison que personne ne semble comprendre, le duc Servaint les a épargnés, puis pris sous son aile. Daphné et Nohamus, dit Nox, ont désormais bien grandi. La première est devenue une belle jeune-fille au coeur ténébreux et aux colères désormais légendaires. Le second s’est frayé une place parmi les camelots, bateleurs et autres figures du quartier du port. Il arpente ainsi les rues d’une cité qu’il connaît désormais comme sa poche pour effectuer quelques livraisons de bouche au bénéfice d’une épicerie de luxe, escaladant les murs, passant par les toîts, exploitant le moindre raccourci. Mais cette existence heureuse ne peut que se fracasser contre le mur de la realpolitik pratiquée par le duc Servaint, bien décidé à creuser un canal qui traversera la ville dans toute sa longueur. Mais pour cela, il lui faudra convaincre les autres maisons, qui ne le portent pas vraiment dans leur cœur. Pour Nox, ce sera la fin de cette enfance insouciante puisqu’il devra assumer un nouveau rôle au sein de la Caouane.
Pour un premier roman, Le sang de la cité fait preuve d’une maîtrise formelle assez admirable et d’une ambiance très prenante et immersive. Cela laisse augurer une trilogie de très bonne tenue, à défaut d’être d’une originalité folle, si l’on excepte l’idée du partage d’univers. Mais il y a quelque chose d’étonnamment rafraîchissant dans la plume de Guillaume Chamanadjian, parfaitement incarnée à travers le personnage de Nox, plein de vie et d’énergie. C’est avec grand plaisir que l’on suit son parcours initiatique et son entrée dans l’âge adulte. Bien évidemment, comme à chaque fois que l’on pénètre dans un nouvel univers, il faut accepter d’être en présence d’un roman d’exposition, et il s’agit bien là d’une introduction aux règles qui régissent le monde de la tour de garde. Mais l’auteur ne se montre pas excessivement didactique et fait preuve d’une certaine intelligence dans sa construction narrative. On se laisse donc porter par le récit, en découvrant ici et là quelques subtilités qui nous font espérer un peu plus de profondeur et d’enjeu dans les tomes suivants. D’autant plus que la cité de Gemina demeure décidément bien mystérieuse. En plus de son organisation politico-spatiale assez étonnante, on lui découvre une nature plus sombre et inquiétante, de vieux secrets gardés depuis des siècles et que personne ne semble vouloir mettre à jour, un pouvoir obscur que Nox perçoit sans le comprendre réellement. On se doute que dans les tomes suivants, le mystère prendra de l’ampleur et que les petites briques disséminées par l’auteur au fil du récit prendront forme pour nous révéler une architecture un peu plus complexe. En l’état, Le sang de la cité est déjà un excellent roman, très bien écrit et suffisamment intriguant pour qu’on ait envie de lire le plus rapidement possible la suite. En attendant, nous nous jetterons sur son pendant nordiste (écrit par Claire Duvivier), qui devrait sortir dès le 1er octobre. Quelle belle perspective que ce projet livresque commun.