Laurent Gaudé revient sur une histoire universelle. L’humain et sa place au monde. Grains de poussière voués à disparaître tentant de lutter contre l’oubli.
Carmela notre narratrice est la voix du souvenir, de ce qui doit être transmis aux générations futures. Son récit-testament s'intercale entre les chapitres et elle nous raconte son père, Rocco, le premier des Scorta. descendant d'un brigand assassiné, d'une mère dépassée par son propre destin, enfant du pêché sauvé in extremis qui bâtira avec hargne et méchanceté sa fortune par le crime et la spoliation, dans le souvenir de la haine. Sa volonté de rédemption tardive verra Carmela et ses frères dépossédés et plongés dans la misère. Héritage dramatique pour ceux qui la subiront, bien souvent dans la douleur.
Lorsque le soleil règne dans le ciel, à faire claquer les pierres, il n’y a rien à faire. Nous l’aimons trop, cette terre. Elle n’offre rien, elle est plus pauvre que nous, mais lorsque le soleil la chauffe, aucun d’entre nous ne peut la quitter.
Montepuccio, petit village perdu dans les collines arides, centre du monde pour cette famille retenue par son histoire et son poids familial, condamnée à répéter les mêmes vies de labeur pour tenter de redonner sens à leur vie, s’appuyant sur le travail et les liens fraternels comme seules armes contre l’adversité. Les Scorta, pour qui tout ne sera qu’éternel recommencement. De la pauvreté à la richesse, de tentatives ratées, d’amour avorté, de pertes aux frustrations suicidaires. Le lien du sang et à la terre n'échappera pas à la descendance de la fratrie, poursuivant ainsi la malédiction des Scorta.
Poétique et usant de répétitions, leitmotiv propre à l'auteur mais sans effet de redondance, on retrouve bien son style, même si ici il n’est pas question de mythe ou de batailles sanglantes. Pas d’effet fantastique non plus, si ce n’est un soupçon de réalisme magique. Gaudé offre une épopée familiale, clin d’œil à Cent ans de solitude ou aux Piliers de la terre, où la femme prend sa place dans un monde d’hommes.
Laurent Gaudé resserre aussi ses intrigues à l’extrême. Autant pour Un seul cortège l’écriture expéditive évite tout effet accessoire, autant là, il manquerait quelques pages, pour ancrer pleinement les personnages dans l’histoire. La temporalité faisant parfois défaut, la force d’évocation se révèle plutôt dans la dilution du temps. L’écriture reste fluide et l’imagerie puissante.
Un soleil de plomb qui rend fou, un village et sa communauté renfermée sur elle-même, où les curés viennent se perdre et où l’aspect étouffant, vient en miroir de leur vie désespérée. L'auteur pose parfaitement l’ambiance sèche de ce sud de l’Italie et déroule un siècle de fatalité.
Il sait encore être léger, révélant au fil des pages, quelques instants fugaces de bonheur, et l’acceptation à se satisfaire de sa destinée si rude soit-elle. Il nous invite au pays des olives où les rares moments de repos laissent le temps au temps pour s'adonner aux parties de carte apéritives ou déguster les spécialités du pays, nous rappelant à la nostalgie de ces grandes tablées bruyantes et au plaisir du partage, avant que tout ne disparaisse.
Gaudé parle des épreuves traversées au fil d’une vie, des liens familiaux indéfectibles, du sacrifice, de la solidarité et de la transmission pour continuer d’exister dans le cœur des hommes.
Avec en filigrane le monde moderne qui arrivera à leurs portes pour le meilleur ou pour le pire, le tourisme et l’argent, dénonçant en passant l’immigration clandestine, pour d’autres vies vouées à la misère, mais où l’humanisme se révèle aux hommes. -sujet repris plus amplement avec Eldorado- mais aussi la volonté et l’affirmation de soi.