Sonnez, trompettes et schofars ! Frappez tambours, résonnez cornemuses ! Tarkovski, poète et réalisateur, réalisateur-poète parle ! L'artiste n'a pas oublié le petit carnet de moleskine dans la poche intérieure de la veste de tweed, celui du brouillon, de la sueur, des passions puis de la justification. Généreux, Tarkovski ne part pas sans donner la recette. Non, ce n'est pas exact. Il ne montre pas les cuisines : ce serait trop facile et ça ne tiendrait pas en trois-cent pages. Il ré-arrange la réalité, filtre, interprète, gonfle ici son mérite, relie un hasard à une nécessité. Il accomplit tout ceci avec persuasion et rudesse.
Ne nous leurrons pas, nous ne sommes pas dans le laboratoire, mais dans la tête ou plutôt le coeur de l'artiste. Depuis sa sortie du VGIK, l'institut du cinéma de Moscou jusqu'à Sacrifice, son dernier film tourné en Suède, Tarko a poursuivi un objectif simple : faire se dérouler la vérité sous les yeux du spectateur.
Pour lui, le cinéma est un art et ne saurait être l'illustration audiovisuelle d'une autre forme d'art. Un scénario n'est pas un roman adapté au cinéma (et d'ailleurs, les très bons romans ne font pas de très bons films, voir la citation ici ), et un plan ne peut s'inspirer d'un tableau, sans trahir immédiatement l'essence du cinéma. Car celui-ci, comme la musique, est un art qui sculpte le temps.
Le temps est un état, la flamme ou vit la salamandre de l'âme humaine. Le temps et la mémoire se fondent l'un dans l'autre comme les deux faces d'une même médaille. Il n'est pas de mémoire sans temps.
Tarko juge Tarko, sur sa double fonction, ou plutôt sur les deux faces d'une même lame que sont sa prédestination d'artiste d'un côté, son métier de réalisateur de l'autre.
Je souligne tout cela car je défends l'art qui porte en lui une nostalgie d'idéal, et qui en exprime la quête. Je suis pour un art qui apporte aux hommes l'espérance et la foi. Et plus le monde que décrit l'artiste paraît sans espoir, plus clairement doit être encore ressenti l'idéal qu'il lui oppose. Sans quoi la vie serait insupportable! L'art symbolise le sens de notre existence.
Pour lui, tout est clair. L'artiste est un prophète ; phare de l'humanité enchaîné à son génie, il doit s'y rendre sans conditions ni palabres. L'injonction est d'autant plus pressante qu'il est le seul à pouvoir irriguer à nouveau l'âme humaine de la spiritualitéque la société scientifique s'acharne à assécher. On reviendra cependant plus tard sur l'anti-positivisme de l'auteur. En toute modestie, Tarkovski élabore atour de la personne presque sacrée qu'est un artiste, qui doit être préservé tant que faire se peut des contingences du monde et écouter son inspiration. Il ne saurait se soumettre à la médiocrité ni la compromission, même au prix d'un confort matériel, puisqu'il prendrait le risque de perdre instantanément le fil de sa destinée artistique.
Aussi, je ne comprends pas du tout le problème de l'artiste "libre" ou "non libre". L'artiste n'est jamais libre, personne n'est même moins libre que l'artiste, parce qu'il est enchaîné à un don, à sa vocation, à son service envers les autres.
Par contre, l'artiste est libre de choisir entre la possibilité de réaliser au mieux son talent ou de vendre son âme pour trente pièces d'argent...
Les trente pièces d'argent... On a tous compris.
L'éthique que doit suivre le réalisateur, cependant est mystérieuse. Celui-ci ne peut utiliser d'artifices. Il n'a pas le droit de mettre en valeur une composante de la mise en scène plutôt qu'une autre, mais doit tenter de fondre dans l'image en mouvement tous les composants de celle-ci, sans donner possibilité au spectateur d'achopper sur le processus en oeuvre, et de rompre du même coup le charme auquel il est soumis. Idéalement, le réal devrait se passer de musique, cet artifice honteux, pour se contenter de bruitages. On n'insistera pas sur ce que Tarko pense des ralentis, divisions d'écran et autres retouches des couleurs, dans la mesure ou il situe tout ça quelque part entre les tropo- et stratosphères de la vacuité cinématographique. Il pratique aussi volontiers la rétention d'information auprès des acteurs, afin d'obtenir d'eux des étincelles de vérité. Tarkovski professe donc un équilibre impossible, une équation intenable entre l'usage des techniques du cinéma, et l'interdiction de se faire prendre la main dans le sac par le spectateur.
Quel est donc un film bien réalisé?
Le réalisateur a le devoir de montrer le monde. Non pas le monde réel, tel qu'il existe au dehors mais le monde du réalisateur, plus vrai que le monde réel, qui doit suivre sa propre course sous les yeux du spectateur. Ainsi seulement le spectateur sera ému, et commencera à recevoir ce qui est contenu dans l'oeuvre picturale, à savoir un aperçu de la grâce et de la beauté qui existent hors de ce monde.
Le genre le plus authentique, le seul véritable genre du cinéma est la chronique. Les films de genre n'existent que comme des brouillons, des essais imparfaits qui se succèdent dans une ornière. Les meilleurs réalisateurs ne sont-ils pas impossibles à assigner à un genre cinématographique? Ils sont leur propre genre, ils sont uniques. C'est en substance la preuve d'élection ultime que Tarko admet à l'entrée du panthéon de son art. Pour aller vers l'essence du cinéma, il faut se tourner vers les génies reconnus par l'auteur : Bresson, son maître absolu, mais aussi Antonioni, Bunuel, Mizoguchi, Bergman ou Kurosawa, Dovjenko, Vigo, Satyajit Ray, autant de figure d'un Panthéon encore bien vide, car l'établissement du cinéma en tant qu'art indépendant et souverain -c'est à dire plus considéré comme une synthèse d'arts existants- reste encore à écrire : pas sûr que nous ayons pris la direction qu'il souhaitait depuis 20 ans.
Chemin faisant, nous découvrons les idées les moins heureuses du bouquin. Les tentatives de discrédit d'une science dangereuse pour l'art et agressive à son encontre. Tarkovski nous y sert le discours d'une science aride, et créatrice de stérilité spirituelle. Si un tel brouet est à sa place dans la bouche d'un Russe dont le pays a été seriné de dialectique historique, et qui lui-même a revêtu la robe de l'austère ermite, il est particulièrement malvenu dans un discours sur le cinéma qui est l'art le plus déterminé par la technique - en tout cas au niveau de ses moyens de fabrication (et non dans l'élaboration de sa théorie). C'est donc peu ou prou le fils qui tente de tuer le père, dans un amalgame entre le discours scientiste en vigueur en URSS à l'époque et l'épopée de la technique conquérante, libérant petit à petit tous les potentiels artistiques contenus dans le cinéma. Cette rébellion parricide explique que je ne lui accorde pas la note maximale.
A cette petite incohérence près, Tarkovski explore toutes les étapes de la conception du film, en y livrant sa théorie, les principes qui ont conduit ses actions. Il y ébauche un début d'éthique du cinéaste : en prenant exemple sur sa propre expérience. Il a porté en lui les contradictions que ses convictions extrêmes n'ont pas manqué de susciter : il admet lui-même n'avoir pas pu toujours suivre les principes qu'il énonce. Son oeuvre n'en est cependant que plus intéressante : car elle s'extrait de son cadre historique et séculier et vient se poser dans le cours de l'histoire du cinéma comme on jette une pierre dans une rivière pour en modifier l'écoulement.
Si tu es cinéphage, consommateur de films et Netflix est ton ataraxie, passe ton chemin. Mais si tu aimes le cinéma, que tu veux toi-même un jour produire le tien, alors ne passe pas un jour de plus sans commencer la lecture du Temps scellé.