Un ouvrage théorique plus qu'utile si l'on s'intéresse au théâtre, et plus particulièrement au théâtre contemporain. Permet de comprendre les enjeux du théâtre d'aujourd'hui souvent mal compris. C'est le concept de "théâtre de la Cruauté" qui nait avec ce livre, sorte d'idéal théâtral moderne aujourd'hui défendu ou juste pris en compte par nombre de dramaturges.
Il est préférable de connaître un peu le théâtre classique pour pouvoir se lancer dans cette lecture (Artaud s'opposant au théâtre classique verbeux pour un théâtre de la mise en scène).
A compléter avec la lecture de la poétique d'Aristote pour avoir une vision générale du théâtre (au niveau européen uniquement, voire même plus particulièrement français) à travers les siècles.

Quant à la forme, je dirais que ce livre est parfois relativement compliqué à comprendre, mais la difficulté est loin d'être insurmontable et même si l'on ne comprend pas toujours tout, le principal ne peut pas nous échapper. Notons aussi qu'Artaud aime reformuler ses idées, ce qui aide davantage à la compréhension.
Un excellent essai.

Analyse :

Le terme de « cruauté ».

Antonin Artaud a le fantasme d'un théâtre proche de la vie. Le terme de « cruauté » ne prend pas le sens commun de barbarie, mais évoque la vie.
Ainsi dans une lettre à Jean Paulhan, apparaissant dans Le Théâtre et son double et datée du 13 septembre 1932, Artaud dit : « Tout ce que je peux faire c'est de commenter provisoirement mon titre de Théâtre de la Cruauté et d'essayer d'en justifier le choix. Il ne s'agit dans cette Cruauté ni de sadisme ni de sang, du moins pas de façon exclusive. Je ne cultive pas systématiquement l'horreur. Ce mot de cruauté doit être pris dans un sens large, et non dans le sens matériel et rapace qui lui est prêté habituellement. » et dans une seconde lettre toujours adressée à Jean Paulhan et datée du 14 novembre 1932 : « J'emploie le mot de cruauté dans le sens d'appétit de vie, de rigueur cosmique et de nécessité implacable, dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le sens de cette douleur hors de la nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s'exercer ».
Il s'agit de la vie au sens corporel, la vie dans tout ce qu'elle a de sensible et non d'intelligible. La vie métaphysique dans son rapport au corps et au monde. Ce rapport au corps est un thème récurrent chez Artaud, nous pouvons noter par exemple qu'une partie de son œuvre radiophonique Pour en finir avec le jugement de dieu est intitulée La Recherche de la fécalité. Artaud considère même qu'il y'a une dualité entre le corps et l'esprit. Il juge le corps mal fait, non fini, plein d'organes dont il déplore l'inutilité. Un corps sans organes est un corps qui serait libre, immanent, loin du jugement de dieu que le corps subit : loin de l'articulation, loin des automatismes, loin de toute cette organisation interne qui fait que le corps est prisonnier de sa condition. Le corps souffre de ne pas avoir d'autre organisation.
Le théâtre de la Cruauté cherche à démembrer, à réorganiser le corps, à trouver ce fameux corps sans organes, cette liberté. C'est la création d'un nouveau corps.
Le théâtre de la Cruauté rompt avec cette tradition classique du théâtre psychologique. On y imitait la vie dans ce qu'elle a de social et d'intellectuel. Artaud veut du spectacle, il veut atteindre les sens du spectateur. Il souhaite créer une cérémonie sacrée, une sorte de transe. Il dit s'inspirer du théâtre oriental et plus particulièrement balinais.



Le langage théâtral.

Pour parvenir à son but, Artaud doit en finir avec le texte et sa position sacrée au sein du théâtre, qui semblent figer la représentation. Seule l'action doit prédominer. Le travail principal du dramaturge n'est plus l'écriture mais la mise en scène. Avec cet iconoclasme, il est aussi question d'En finir avec les chefs-d'œuvre, comme le rappelle le titre d'un chapitre du Théâtre et son double, d'en finir avec l'idolâtrie d'œuvres réservées à ce qu'il considère être une élite. Il prend l'exemple d'Œdipe Roi de Sophocle pas toujours compris par le grand public. Il désire créer une communion entre les spectateurs et la représentation. Il dénonce l'idée de l'art pour l'art du fait de son opposition à la vie, l'art hermétique et personnel, tout cet individualisme détaché du monde réel. Artaud a pour projet de ne pas jouer de pièce écrite mais de jouer à partir « de thèmes, de faits ou d'œuvres connus ».
La parole dans le théâtre de la Cruauté n'est pas éliminée pour autant. Il ne s'agit pas de faire un théâtre sans mots, ceux-ci prendront plutôt la valeur qu'ils semblent posséder dans les rêves. Les mots n'auront pas de primauté sur les autres langages scéniques comme les gestes et pantomimes, les expressions du visage, la musique, la lumière ou encore les intonations. L'idée est de créer un théâtre rempli de signes, de créer un nouveau langage. Il n'exclue ainsi pas l'interprétation. Dans le Théâtre et son double, Artaud parle de l'interprétation au chapitre intitulé le Théâtre de la Cruauté : « Le spectacle sera chiffré d'un bout à l'autre, comme un langage. C'est ainsi qu'il n'y aura pas de mouvement perdu, que tous les mouvements obéiront à un rythme ; et que chaque personnage étant typé à l'extrême, sa gesticulation, sa physionomie, son costume apparaîtront comme autant de traits de lumière. » Le théâtre de la Cruauté veut être un spectacle intégral.
Le théâtre est un moyen de jouer avec de l'organique. Le théâtre de la Cruauté, de ce fait, est plastique, il est le lieu de l'expression du corps. L'acteur est une sorte d'instrument pour qui toute initiative personnelle est prohibée. Artaud étudie notamment le souffle et se sert de la science pour affiner la mise en scène. C'est avec cette exposition des corps, cette cruauté, qu'Artaud veut toucher les sens du spectateur puis modifier son esprit.


Le spectateur

Artaud, au début du Théâtre et son double compare le théâtre à la peste, maladie qui n'affecte pas les organes sauf ceux où l'être et la volonté semblent se manifester en l'homme : le cerveau et les poumons (car il est possible de rythmer soi-même sa respiration, alors qu'il est par exemple impossible de rythmer ses pulsations cardiaques). Le théâtre est semblable à une révolution qui révèle des images et rend l'impossible possible, semblable au meurtre d'apparences qui appelle le spectateur à libérer son inconscient. Le théâtre de la Cruauté est une libération, c'est une expérience possédant des dimensions mystiques, psychanalytiques et métaphysiques. Artaud nous ramène à un monde sauvage, qualifié d'anarchique. C'est un retour à l'archaïque. L'objectif de ce théâtre est d'amener l'homme à se reconsidérer dans son rapport au monde et à lui-même, à se purifier, l'idée se rapproche en quelque sorte de la catharsis aristotélicienne.
Dans le premier chapitre intitulé Le théâtre et la peste du Théâtre et son double, Artaud dit bien : « L'action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu'ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie ».
Le théâtre de la Cruauté abolit la scène et souhaite ainsi supprimer les barrières physiques existant entre les spectateurs et le spectacle. Il est même question de changer de lieu, d'abandonner les salles de théâtre. Artaud propose un hangar ou une grange où les proportions particulières seront exploitées. Cette absence de scène doit ensuite, selon lui, permettre d'éparpiller l'action aux quatre coins de la salle. Le rapport à la scène est changé. Le spectateur est englobé par l'action, et n'a plus cette relation distante propre au théâtre occidental.


Le théâtre de la Cruauté d'Artaud est un théâtre de la destruction, qui va vers la pureté. Il est le lieu du corps, de l'image et donc d'une certaine violence. La violence ici devient nécessaire et bénéfique permettant la purification du spectateur.
King-Jo
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le 23 mars 2011

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