Comment se sentir étranger dans un roman
Je me donne le droit de ne pas aimer l'Etranger.
Une écriture bien trop épurée à mon goût, une écriture qui plonge vers le néant. Amateur d'une écriture dense et tortueuse, je reproche à l'Etranger ce que je reproche à beaucoup d'œuvres du XXème siècle comme l'Insoutenable légèreté de l'être de Kundera ou plus largement les livres de Simenon. D'accord il y a la beauté de la suggestion, mais le vide qui entoure chaque phrase est bien trop angoissant, et je préfère la beauté des images romantiques et réalistes que de cette non-œuvre. Je ne suis vraiment pas adepte du minimalisme. Aller à l'essentiel sans fioritures casse un peu le charme de la littérature. Pourquoi faire un roman si on peut tout dire en une phrase alors ? Le style ne m'a donc pas charmé. Je sais qu'écrire de façon simple n'est pas une mince affaire, mais il se trouve que cela n'arrive hélas pas à m'émouvoir, ni à me séduire. C'est facile à lire, peut-être un peu trop. Je n'ai pas eu l'envie de m'évader entre les mots, d'essayer de saisir les sens différents d'une même phrase, de les confronter pour me laisser rêveur dans une jubilation intellectuelle et onirique. Non, tout est dit, balancé comme ça, comme une caissière sous anxiolytiques en fin de journée qui nous annonce le total dans un Lidl presque désert.
Le héros du roman est à l'image de Camus lui-même : une victime de sa condition, un irresponsable qui ne sait pas choisir (j'ai de toute façon toujours préféré Jean-Paul Sartre). C'est l'image du lecteur enchaîné au récit, soumis à la fatalité infligée par l'auteur, l'image d'un lecteur naïf qui n'aurait que très peu de recul par rapport à ce qu'il lirait (d'où peut-être une écriture simpliste). Le héros est spectateur de sa propre vie, comme nous, lecteurs lorsque nous le lisons. Camus est en opposition avec les théories de la réception, affirmant que le sens se construit dans la rencontre entre le texte et l'imaginaire du lecteur, et donc que le lecteur est un élément actif de l'œuvre. Tout s'enchaîne sans que l'on nous pousse à nous demander pourquoi. Cela renforce évidemment le caractère absurde de l'existence (le réalisme sera alors plus abouti avec le Nouveau Roman) quand on ne donne pas de sens à sa vie, quand on ne choisit pas, quand on reste passif. Camus nous présente un personnage infantilisé et semble lui pardonner son absence de responsabilité. Le personnage nie son emprise sur le monde, nie sa faculté de changer les choses, c'est un anti-révolutionnaire, un blasé dépressif, un frileux désillusionné. Il est donc très actuel. Ce qui lui manque ce sont des valeurs, une attache spirituelle, une ligne de conduite. C'est peut-être même ce qui manque plus largement au XXème siècle.
Tout ce qui se passe dans ce livre est fade et pas toujours franchement intéressant. Le monde de l'Etranger est un monde de surface, un monde de façade derrière lequel le vertige des abîmes se fait menaçant. D'accord, l'œuvre est riche d'interprétations mais j'avoue avoir du mal avec la pensée de Camus, pensée qui vacille dans une indécision étrange, entre une idée et son contraire (on pensera par exemple à l'essai intitulé l'Envers et l'endroit). Finir le livre est par contre très jubilatoire, quel bonheur de quitter le monde de l'Etranger et de sentir que le poids du destin ne pèse pas autant sur nos têtes ! Quel bonheur de voir que nous avons le choix ! C'est peut-être ça la force de l'Etranger, c'est de fonctionner comme de l'homéopathie : nous soigner à l'aide de ce qui provoque notre mal, soigner le mal par le mal. Lire l'Etranger n'est pas du temps perdu si l'on considère aussi que c'est un classique devenu incontournable de nos jours. A juste titre ?