Le Tournant est une œuvre imparfaite mais attachante.
Elle l’est d’abord par son mélange d’intégrité et de retenue. K. Mann, par-delà la tombe, parle avec franchise et humanité à son lecteur, en examinant les grands problèmes de la vie sans ambages (« de l’animal, que j’aime bien, au bestial que j’ai en horreur, il n’y a pas loin. » ; « La vie est indivisible, elle ne se laisse pas partager en différents “secteurs” à responsabilité limitée. »), du ton décidé sans être péremptoire d’un l’homme qui a fait face à de longues et difficiles tribulations. La justesse politique des jugements de Mann surprend, alors que lui-même décrit souvent avec ironie sa venue à la conscience politique ; opposant au nazisme, il diagnostique aussi les péchés de l’URSS lors d’une visite à Moscou. Mann livre aussi l’intimité de son foyer d’enfance avec une simplicité désarmante — alors même que son père, le « Magicien » du texte, n’est autre que le célèbre Thomas Mann, qui lisait à ses enfants des feuillets en La Montagne magique en cours d'écriture.
Pour autant, on découvre — hors du livre, au-delà des rambardes du « Tournant » — dans d’autres biographiques que Klaus Mann a été sévèrement dépendant de divers drogues (aspect invisible du livre : ainsi, il n’est nullement mentionné lors de la description de son passage à Budapest que l’auteur y était en désintoxication) ou le rôle de son homosexualité dans son succès de scandale en tant qu’auteur. Le Tournant est donc une autobiographie intellectuelle et agissante davantage qu’une autobiographie intégrale, qualité rafraîchissante dans notre époque de grand déballage, et émouvante lorsqu’on pense que Mann est mort un mois après avoir clos son livre, d’une overdose. Parfois, néanmoins, la geste tourne à la chronique, et devient un peu lassante (notamment la longue partie épistolaire qui conclut l’ouvrage, d’intérêt inégal).
Le Tournant est aussi un véritable Who’s who des années 1930. On croise dans ses pages une foule de gens connus sur plusieurs continents. Non content d’être le fils de Thomas Mann, Klaus a bien connu Gide, Cocteau, discuté avec Thomas Wolfe, frayé avec Greta Garbo en soirée mondaine, serré la main de Roosevelt et échangé avec Bénès, été un ami proche d’une femme que vénérait Carson McCuellers, et — ce qui pour moi couronne le tout — fut même le beau-frère de W. H. Auden ! C’est sans vanité apparente que K. Mann liste ces noms, qui sont souvent l’occasion de portraits admiratifs ou tendres (et permettent au lecteur de découvrir des personnalités inconnues, comme la fascinante Annemarie Schwarzenbach). Inconvénient de cette galerie : elle devient parfois ennuyeuse hors du paysage culturel du lecteur, et notamment pour la très vaste série de personnages allemands, souvent présentés sans introduction à un public supposé les connaître.
En définitive, Le Tournant apparaît comme un joyau brut : témoignage franc et atypique sur une époque inépuisable, il perd aussi parfois son lecteur dans une certaine forme d’exhaustivité, des fréquentations et des faits et gestes.