Initialement paru en septembre 2019, Le Venin dans la plume bénéficie d’une réédition qui tombe à point nommé. Candidat non déclaré aux prochaines élections présidentielles, Éric Zemmour ne cesse en effet d’imposer ses thèmes de prédilection au cœur du débat public : prénoms étrangers, remigration, peine de mort… À la fois conservateur, identitaire et libéral, il est le dépositaire d’un discours conçu en écho de celui de Jean-Marie Le Pen, mais aussi, et c’est le postulat de Gérard Noiriel, du célèbre auteur antisémite Édouard Drumont.
L’histoire passe-t-elle sans cesse les mêmes plats ? À la lecture de l’ouvrage du directeur d’études à l’EHESS Gérard Noiriel, il est permis de le penser. L’auteur rappelle ainsi les similitudes de parcours entre les polémistes Éric Zemmour et Édouard Drumont : issus d’un milieu modeste, tourmentés par le mépris de classe, ayant à cœur de s’établir en auteurs respectés, jouant volontiers de provocations, obsédés par des ennemis intérieurs et extérieurs putatifs – les Juifs pour Drumont, les Musulmans pour Zemmour, leurs idiots utiles pour les deux –, ils ont profité de bouleversements médiatiques pour démocratiser leurs idées et promouvoir leur personne. Chez Édouard Drumont, cela s’est manifesté à travers l’essor des journaux et un succès littéraire intitulé La France juive (mais aussi un duel à l’épée avec le patron de presse Arthur Meyer). Pour Éric Zemmour, il y eut la presse écrite, les émissions radiophoniques, mais surtout les joutes télévisuelles, dont celles des émissions de Thierry Ardisson ou d’On n’est pas couché, où il bénéficia d’une tribune exceptionnelle (sans compter les procès à la suite desquels il put se victimiser à bon compte).
En bon historien, Gérard Noiriel est conscient que les situations d’Éric Zemmour et Édouard Drumont ne sont pas strictement superposables. Les deux polémistes ont dû composer avec les réalités de leur temps. Le directeur de La Libre Parole pouvait sous-titrer son journal d’un limpide « La France aux Français », multiplier les attaques ad hominem et étayer ses propos antisémites, déployés sans ambages, d’arguments physiognomoniques. Le journaliste du Figaro procède plus discrètement : victime autoproclamée de la bien-pensance, auteur réactionnaire admirateur des grands hommes de France, critique envers les femmes et les homosexuels, il aimerait restaurer une vision romanesque de l’histoire de France et s’en prend d’ailleurs ouvertement aux universitaires (historiens, sociologues, démographes), qui formeraient un cercle fermé véhiculant une doxa fallacieuse. Si les deux hommes ne placent pas le curseur au même niveau, ils emploient toutefois des chevilles rhétoriques similaires. Gérard Noiriel décortique ainsi la manière dont leur discours se structure et les motifs qui s’y fondent. L’opposition entre le « nous » et le « eux » ou l’énonciation de la décadence de la France, soumise à des ennemis bien identifiés (le traître juif, le « grand remplaçant » musulman), constituent les principaux traits d’union entre les deux polémistes.
Bien entendu, rapprocher deux périodes si éloignées, la IIIe République naissante et la Ve République moderne, ne se fait pas sans soupçon d’anachronisme. C’est la raison pour laquelle Gérard Noiriel développe son argumentaire avec prudence, en épinglant aussi bien les points communs que les différences de perspective qu’instituent les cas Éric Zemmour et Édouard Drumont. Cela étant, force est de constater que la terminologie employée par l’un à l’endroit des Juifs trouve un écho confondant dans celle utilisée par l’autre à l’égard des Musulmans. De la même manière, le fait de penser la France comme un personne, de porter sur elle un regard essentiellement identitaire, de refuser d’en accepter les évolutions et les métissages tend à amalgamer deux discours pourtant séparés par plus d’un siècle (qui a vu l’antisémitisme brutalement invalidé et l’islamophobie prendre un essor alarmant). Le Venin dans la plume n’est certainement pas l’ouvrage le plus pertinent de Gérard Noiriel. Il pourrait pourtant se ranger parmi les plus utiles, tant il effeuille la rhétorique zemmourienne et la replace dans une glaçante perspective historique.
Sur Le Mag du Ciné