Alexandre Dumas, « Les Trois Mousquetaires » et moi, c’est un peu une histoire de "love at first sight". J’ai découvert le pavé il y a quelques années, un peu par hasard, ne m’y plongeant qu’après avoir achevé l’excellente série de bande dessinée « Les 7 vies de l’épervier » qui m’avait donné un goût marqué pour les duels sous Henri IV et Louis XIII.
Immédiatement passionné, j’avais dévoré le bouquin, une œuvre magistrale, immense, aux personnages uniques et superbement conçus. Rarement lecture m’avait alors autant captivé, et, aujourd’hui encore, il s’agit de la réponse que je donne couramment lorsqu’on m’interroge sur mon livre préféré.
J’ai cependant mis un certain temps avant de m’intéresser aux suites de cette œuvre adorée, qui reprennent pourtant ces personnages chéris et jouissent apparemment du même niveau de qualité (c’est-à-dire formidable) que l’original. Cette année, ce fut chose faite, et, après avoir englouti les 2436 pages du « Vicomte de Bragelonne », il est temps, hélas, de refermer le livre, de quitter nos héros, et de faire le point sur cette belle aventure.
Le roman démarre une dizaine d’années après le précédent. Raoul de Bragelonne, fils du comte de la Fère qui donne son titre à l’histoire, est désormais âgé d’à peu près vingt-cinq ans. On retrouve notre cher d’Artagnan, toujours chez les mousquetaires du roi, grisonnant, vieillissant, mais toujours plus vaillant que quiconque. Le roi Louis XIV, quant à lui, vit encore sous la férule du cardinal de Mazarin. Celui-ci, malade, ne tarde cependant pas à mourir, livrant un ultime conseil à son souverain : "ne prenez jamais de premier ministre". Une façon, peut-être, d’entériner le passage à l’absolutisme amorcé par Richelieu des années plus tôt.
Si nos quatre compères sont bien présents, ils sont toutefois bien moins centraux à l’intrigue qu’autrefois. Le jeune roi Louis, en revanche, est peut-être le personnage le plus important. Figure indispensable de trois des quatre arcs principaux du roman, il est le protagoniste qui évolue le plus au cours de l’histoire. C’est d’ailleurs cette transformation, de jeune roi ayant grandi dans l’ombre de Mazarin au souverain irascible et tout-puissant du plus grand royaume d’Europe, qui rythme le roman et porte l’intrigue. Sa jalousie pour Fouquet, largement nourrie par l’ambitieux Colbert, puis ses amours avec Madame et Louise de la Vallière occupent une grande partie du livre.
C’est d’ailleurs, peut-être, ce qui rend l’ouvrage moins extraordinaire que ses deux illustres prédécesseurs. S’il me paraît très intéressant de découvrir la cour du roi de France décrite par Dumas – avec le même niveau d’excellence qu’on lui connaît – les bluettes du souverain et de ses proches ont tendance à moins me passionner que les grandes aventures guerrières de nos fiers mousquetaires. Ceux-ci ne se contentent pas de faire de la figuration : Porthos est toujours aussi courageux, Aramis toujours aussi habile, Athos toujours aussi grand, et d’Artagnan, formidablement humain. Mais, les années ont passé, et les quatre plus fines lames de France ont finalement payé un lourd tribut au temps qui passe. Il faut se résoudre à réaliser que les choses ne seront jamais plus comme avant.
Ne vous méprenez toutefois pas, l’ultime volet de la trilogie des mousquetaires demeure un roman exceptionnel qui se dévore, malgré son incroyable longueur, à un rythme effréné. Le style de Dumas, inimitable, y est pour beaucoup. Les dialogues fusent avec la même sécheresse que les coups de mousquet et sonnent crédible et réaliste. Les personnages, quoique un peu trop nombreux, sont généralement bien détaillés et possèdent leurs moments de grâce. Les péripéties sont riches, nombreuses, et, le temps de la lecture, on se plonge aisément dans cette ambiance du XVIIe siècle merveilleusement retranscrite par l’auteur.
Il manque toutefois peut-être au « Vicomte de Bragelonne » un méchant d’envergure. Le roman original avait placé la barre très haut en faisant du plus grand personnage de la littérature l’antagoniste principal de nos héros. Mordaunt assurait très convenablement la relève dans la suite. Ici, point de réel opposant, point de figure récurrente du mal. Certains personnages sont dépeints assez négativement (de Wardes, le chevalier de Lorraine, Colbert), mais aucun d’entre eux ne possède une once de la profondeur et du niveau de détail qui faisaient le génie de Milady.
Le ton du roman est résolument mélancolique. Aussi bien à l’échelle de nos chers mousquetaires que du pays lui-même, une époque touche à son terme. C’est la fin de la vieille noblesse d’épée, terrassée par un roi marqué par la révolte des princes et l’avènement d’une noblesse de cour obséquieuse, terne et sans courage. La décadence des hommes et les ravages de l’âge marquent la conclusion de l’époque des héros, et, avec une tristesse infinie, les dernières lignes de la plus grande histoire jamais contée. Et si l’homme d’esprit survit à l’homme de cœur et à l’homme d’épée, il se condamne, par-là, à mourir seul et sans amis.