Corée du Sud, Japon, Russie… C’était jusqu’ici dans des décors très internationaux et multiculturels que, d’ascendance franco-coréenne, Elisa Shua Dusapin avait cadré son inlassable exploration des thèmes de l’appartenance et de l’exil, des barrières de la langue et de l’incommunicabilité. Dans sa dernière fiction Le vieil incendie, elle poursuit cette fois sa quête au plus près de son lieu de naissance, un Périgord à la fois familier et étranger, plein de souvenirs incendiés.
Cela fait quinze ans – la moitié de sa vie –- que, devenue scénariste à New York, Agathe n’a plus mis les pieds dans la maison de son enfance, en Dordogne. Elle y avait laissé sa sœur cadette Véra, aphasique depuis l’âge de six ans, auprès de leur seul père, puisque leur mère avait quitté le domicile conjugal depuis longtemps déjà. Abandonnée en l’état après le décès paternel il y a maintenant quelques années, la vieille bâtisse a finalement été vendue. Elle sera démolie pour fournir les pierres manquant à la reconstruction d’un pigeonnier médiéval, détruit par un incendie cent ans plus tôt. Afin de la vider, les deux sœurs s’y sont donné rendez-vous. Elles disposent de neuf jours en tête-à-tête entre ses murs, neuf jours de confrontation aux vestiges du passé et de leur relation détruite...
Même la nature semble d’emblée s’en mêler, teintant d’une ambiance d’épouvante l’arrivée de Véra et de sa camionnette de location, un soir de novembre tempétueux, au bout du long chemin défoncé qui mène à la maison lugubrement isolée au fin fond de la campagne périgourdine. Rien ne viendra plus conjurer le sentiment d’étrangeté, vaguement teintée de répulsion, ressenti par la jeune femme en ces lieux qui gardent une part d’elle-même, interrompue par ce qu’elle a voulu une cassure nette, et dont elle réalise avec surprise qu’ils ont continué sans elle une existence différente de ce qu’elle en imaginait, surtout en ce qui concerne sa sœur. Cette sœur dont elle a fui le handicap, qui lui apparaît d’ailleurs monstrueuse au premier regard jeté dans l’oeilleton curieusement inversé de la porte d’entrée, n’est plus le terrifiant boulet qui suscitait les moqueries, mais une jeune femme sereine et accomplie, qui a trouvé son équilibre dans la région et communique avec aisance grâce au clavier de son smartphone.
Ainsi les deux fillettes unies par un lien fusionnel ont laissé la place à deux adultes crispées face à leur étrangeté mutuelle. Et, tandis qu’à l’opacité de leurs non-dits répond la lourdeur d’une atmosphère singulière, presque hostile – l’étang est si noir qu’il ne reflète même pas la lune, les feuilles de lierre rougies par l’automne « palpitent [tels des] petits coeurs venus s’éteindre en dehors de leur cage », de rébarbatifs chasseurs chatouilleux de la gâchette hantent l’épaisseur mousseuse de la forêt –, le texte, éblouissant de pudeur, de justesse et de précise concision, tisse à fleur de peau l’impalpable mais indéchirable toile qui, finalement bien davantage qu’une absence de langage, les tient toujours plus enfermées dans leur impossibilité de communiquer et de jeter le moindre pont entre leurs solitudes.
Point n’est donc besoin de naître biculturel ou dans l’exil pour expérimenter le cloisonnement de nos altérités. Dans le seul creux de la plus ordinaire fratrie fleurissent aussi d’indissolubles solitudes, coincées dans l’impossibilité de la relation à l’autre, cet autre d’autant plus inaccessible qu’on le pensait proche. Contrairement à ce que croyait Agathe, le plus grand facteur de solitude n’est pas l’absence ou la différence de langage, mais bien notre propre étrangeté au monde. Un thème qui la poursuit, puisque ses activités professionnelles du moment ont trait à l’adaptation du roman de Georges Perec, W ou Le souvenir d’enfance...
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