"Je ne sais pas".


Le Voleur de voitures est le premier roman de Theodore Weesner, publié en 72. Il met en scène Alex Housman, un personnage masque pour évoquer la propre jeunesse de l'auteur, qui aurait semble-t-il écrit le roman dans une perspective assez thérapeutique.


Alex Housman est le fils d'un ouvrier père célibataire, dans un quartier défavorisé du Michigan, que l'on suit à l'ouverture du roman alors qu'il déambule, sans bien savoir pourquoi, dans la quatorzième voiture de rang qu'il vient de voler pour ne gagner aucune décision précise, sans réaliser aucun but clairement identifiable.


Parfois vendu comme du bildung, surtout pour sa conclusion, le roman s'apparente en réalité bien plus à une sorte de nouvel existentialisme vaporeux. Il tire la majeure partie de sa force du fait que, s'il épouse classiquement pour ce type de récit une focalisation à la première personne censée nous garantir une bonne immersion dans un narrateur qui s'analyse, le fait que le personnage ne comprenne rien à ce qu'il lui arrive crée constamment un nuage opaque qui nous enlève nombre de clefs de compréhension. On passera le roman à voir Alex, souvent d'une phrase à l'autre, changer complètement d'humeur ou d'idée sur la situation qu'il est en train de traverser sans que lui ou nous soyons capables de comprendre le cheminement logique, voire même émotionnel, qui aurait conditionné cette modification. Dans cette perspective, et bien plus que comme un roman initiatique, le Voleur de voitures se vend comme l'une des peintures les plus intéressantes des mécaniques de la dépression que je connaisse en littérature : le roman montre parfaitement ce que la maladie a de mou, de fade, de gris, de plat, d'inexplicable ou d'ineffable, bien plus qu'une représentation d’Épinal des grandes eaux du désespoir.


Le Voleur de voitures, c'est aussi une exploration sociologique bien menée, dans les interactions constantes et dérangeantes qu'échangent le narrateur et son père alcoolique, deux êtres qui s'aiment profondément mais qui ne paraissent jamais capable de se le montrer autrement que par des petits gestes matériels (de l'argent, des vaisselles) remplaçant des épanchements ou des dialogues impossibles à faire exister entre deux hommes socialisés à ne pas se libérer. Le roman constitue une plongée souvent triste et oppressante dans le monde de la banlieue éloignée de Detroit et ses quartiers pourris de travailleurs de l'automobile, ou au cœur d'un lycée dans lequel les petites hiérarchies sociales et cruelles de l'univers scolaire américain se font ressentir. L'expérience de la prison pour mineur, qui constitue le gros deuxième acte du roman, ne sera pas sans nous faire oublier à quel point entre les noirs, les white trash et le reste de la population s'organise une distribution sociale serrée à l'ordre immuable malgré la volonté (parfois...) des individus. On est dans cette rocaille dans un univers qui ne déplairait sûrement pas aux amateurs d'un certain Gus Van Sant ou de la première Sofia Coppola ; dans sa mise en scène de l'errance graphique et très externalisante à cause des trous d'intelligibilité de son narrateur, le roman a de toute façon quelque chose d'assez cinématographique dans son approche.


Il faut bien noter également, et ce n'est pas la moindre des qualités du bouquin, qu'il s'empare avec une absence de concession glaçante et qui m'a laissé la gorge serrée de la thématique de la destruction des familles. Les interactions qu'entretient le narrateur avec son frère et sa mère éloignés, les conséquences qu'elles provoquent, sont assez rudes à parcourir.


Très bon roman, en somme, que le Voleur de Weesner ; on pourrait peut-être lui reprocher de petites longueurs parfois puisque le bousin tape quand même ses cinq cent trente pages, par là, avec un contenu dramatique extrêmement mince en soi (on pourrait résumer l'action en trois ou quatre séquences brèves). Mais ce serait faire fi de la force d'un roman qui a, comme grande ambition, de peindre une humeur dans un milieu...ce qu'il accomplit très bien.


Terrible, prévisible et réaliste fin du livre conditionnant la dimension thérapeutique de l'écriture.

S_Gauthier
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il y a 3 jours

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