Mères perdues
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Au début de sa vie de couple, provisoirement heureuse, avec Siri von Essen, Strindberg se sent d’humeur suffisamment euphorique pour s’essayer au genre populaire mais difficile de la féérie, intrigue dans laquelle une femme plus ou moins idéale ne manquera pas de jouer un rôle positif.
« Le Voyage de Pierre l’Heureux » présente la structure très classique d’un récit initiatique : Pierre, que l’on suppose avoir une quinzaine d’années (l’âge de la découverte autonome du monde et de l’éveil amoureux), est séquestré dans une tour d’église par son père, mais pour son bien : son père est un misanthrope, qui connaît les souffrances attachées à une confrontation directe avec les bassesses du monde, et qui veut donc éviter à son fils de telles souffrances.
Mais voilà, c’est la nuit de Noël, et la féérie prend vie : un lutin, une fée, et des rats, qui parlent comme vous et moi, aident Pierre à se dégager de la protection paternelle, et Pierre s’en va expérimenter le monde, avec la naïveté et la pureté de cœur de quelqu’un qui n’a pas vécu. Il est suivi et soutenu d’un bout à l’autre par Lise, une jeune fille déléguée par la fée. Cette dernière a fait cadeau à Pierre d’une bague magique qui lui permet de changer instantanément de rôle social et de cadre de vie. Sur le plan scénique, ces changements rapides de décors et de costumes requièrent de belles performances d’organisation, dont la réussite constitue un élément important dans le succès du spectacle.
Donc, Pierre va parcourir divers milieux sociaux, expérimenter divers rôles humains, et, comme il a le cœur pur, il en ressort régulièrement déçu pour une raison ou pour une autre. On sent bien que cette pureté de cœur et cet enchaînement de déconvenues reflètent la personnalité de Strindberg lui-même, tel qu’il se perçoit au moins idéalement. On ne peut que noter une certaine ressemblance de cette initiation avec les traditions sur la jeunesse de Bouddha, mais il est peu probable que Strindberg s’en soit inspiré : c’est seulement la nature même de l’intrigue qui, par la force de choses, suit une courbe comparable.
La religion chrétienne-luthérienne marque le récit surtout dans des éléments de contexte : cantique en latin, tour d’une église, rappel récurrent de la Fête de Noël (naissance de la Lumière), incitation répétée à ne pas blasphémer au moment d’une déception...
La féérie consiste ici à attribuer des rôles à des créatures légendaires (lutin, fée), à fonder l’intrigue sur les vertus d’un objet magique (l’anneau remis à Pierre), et même à doter des animaux et des objets de la parole et du discernement (rats, ombre de Pierre, statues de Saint Laurent et de Saint Bartholomé, civière, balai).
Les déceptions successives de Pierre traduisent soit la distance entre le réel éprouvé et la représentation naïve qu’il s’en faisait :
• la forêt est finalement assez monotone, avec ses bruits ; elle est dangereuse, avec son froid ; elle est ennuyeuse, avec son immobilité
• la vie de l’homme riche est pleine de contraintes et d’hypocrisie (au nom des convenances), d’ennuis avec les autorités et avec le fisc, d’obligations mondaines dont on se passerait bien, et de parasites et de faux amis qui s’incrustent pour manger ou pour emprunter de l’argent
• la vie du réformateur désintéressé (personnage cher au cœur de Strindberg) se heurte à la collusion d’intérêts privés, à la corruption et à la cupidité
• la vie de calife requiert que Pierre abjure le christianisme au profit de l’Islam (ce qui est scandaleux compte tenu de l’attachement de Pierre – et de Strindberg – au christianisme).
Poèmes et chansons insérés ici et là confèrent un agrément didactique et populaire supplémentaire au récit.
L’initiation de Pierre à la vraie vie tourne assez bien en dépit de ses déceptions, et le thème de l’Amour, récurrent mais pudique tout au long de la pièce, intervient avec pertinence pour donner une conclusion heureuse au récit.
« Le Voyage de Pierre l’Heureux » a connu un beau succès lors de sa création, et il est parfois repris de nos jours à l’intention d’un public enfantin. Le spectateur adulte gagnera à laisser au vestiaire ses propres désillusions, et à saisir les instants de féérie et de métamorphoses pour bénéficier au mieux de l’atmosphère magique qui s’exhale de l’intrigue et des décors.
Créée
le 10 août 2016
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