I’m a boomer, I’m a loser, I’m a lover and I’m a sinner … On pourrait résumer par cette parodie d’une chanson du Steve Miller Band les caractéristiques principales de Jean Roscoff. Maître de conférence fraichement retraité après une carrière sans gloire à l’université Paris VIII, des ambitions académiques anéanties par la publication malheureuse d’un ouvrage visant à réhabiliter les époux Rosenberg quelques jours avant que leur culpabilité ne soit avérée sans discussion possible, alcoolique invétéré et irrécupérable depuis sa jeunesse, notre héros a beaucoup de mal à se remettre de son divorce et rêve secrètement de reconquérir son ex avec laquelle il entretient une relation faite de sollicitude et d’exaspération. Certes, tout n’est pas à jeter dans cette existence morose : au cours de ses jeunes années, Jean Roscoff fut un gauchiste convaincu, membre de SOS Racisme. Sa participation à la Marche des beurs constitue d’ailleurs à ses yeux son plus haut fait d'armes ainsi que la preuve éclatante de son antiracisme. Contrairement à certains de ses amis, il n’a jamais renié ses idéaux, à moins qu’il ne se serve de ce prétexte pour expliquer un enlisement personnel et professionnel dû en réalité à la paresse, l’absence d’ambition et une certaine propension à toujours miser sur le mauvais cheval. Alors, tant pour conjurer l’effroi que suscite en lui le désert social qui l’attend désormais que pour prouver à son ex-femme Agnès et à sa fille Léonie qu’il peut être autre chose qu’un pochtron sénile et procrastinateur, le voici qui se lance dans la rédaction d’une biographie dont il a le projet depuis la fin de ses études et qui concerne la vie et l’œuvre d’un poète dont personne n’a jusqu’ici entendu parler, Robert Willow.
Effectivement, personne en France ne connait cet écrivain américain, membre du parti communiste qui, fuyant le maccarthysme des fifties, s’est exilé un temps dans le Paris de Saint Germain-des-prés, a fréquenté Jean-Paul Sartre avant de rompre avec l’existentialisme et de s’isoler à Etampes dans l’Essonnes où il rédigera des poèmes en français dans un style qui tient à la fois de Péguy et de la littérature médiévale; il finira ses jours dans un tragique accident de voiture qu’il semble avoir provoqué délibérément. Complètement ghosté par Sartre qui le perçoit comme un traitre, renié par les siens qui considèrent ce renégat largueur d’amarres comme une tache sur leur pédigrée, il fera néanmoins l’objet de parutions très discrètes des deux côtés de l’Atlantique.
Au terme d’une rédaction laborieuse qui oscille entre séances de beuveries souvent solitaires, fantasmes de vieux crouton un tantinet lubrique et tout de même quelques moments de grâce au cours desquels Roscoff semble s’approcher au plus près du moi intime de son poète maudit, le voilà qui déniche une petite maison d’édition qui veut bien se lancer dans l’aventure d’une publication confidentielle. Quelques centaines d’exemplaires dont un bon nombre devrait en toute logique finir au pilon ou comme lot de tombola au cours d’une fête scolaire. C’est en tout cas suffisant pour que notre homme se sente revivre, qu’il remonte dans l’estime des deux femmes de sa vie, moins dans celle de Jeanne, la copine de Léonie, une féministe intersectionnelle qui le considère comme un minable universaliste enferré dans sa fragilité blanche . Mais les choses ne se passent jamais comme on l’attend et un article sur un blog va descendre l’ouvrage en flèche, au motif que son auteur, "niant le fait racial", est passé à côté de ce qui, à coup sûr, explique la destinée de Willow, à savoir son identité de Noir américain, pardon, d’Africain-Américain. En même temps, voilà notre candide héros accusé d’appropriation culturelle et mis au banc d’infamie.
Avec un humour teinté d’autodérision, le narrateur nous conte sa descente aux enfers et se livre à une description hélas bien réaliste des dérives du mouvement woke et de la cancel culture: discussion impossible avec des fanatiques enfermés dans leur idéologie, accusations outrancières, inversion sémantique et perversion des concepts, lynchage médiatique organisé, actions cybercriminelles, agressions verbales voire physiques. Malgré cette déferlante de nuisances attribuées aux nouveaux terroristes de la pensée, on aurait tort de croire que la critique manque de nuances : à aucun moment le héros ne se perçoit comme un saint ni comme le détenteur d’une vérité absolue, pas plus qu’il ne discrédite totalement le discours de ses contradicteurs. Simplement, il maintient que la pluralité des lectures est indispensable pour s’approcher du réel, une position indéfendable aux yeux de ceux qui examinent uniquement les faits en fonction de leur idéologie et accusent leurs adversaires de vivre dans le déni de leur privilège blanc.
Autre aspect intéressant de l’analyse : le refus de ne voir dans ces dérives qu’un moralisme puritain importé d’outre-Atlantique et qui ne nous concernerait en rien. Elles sont au contraire, juge le narrateur, l’expression bien française d’une gauche qui, comme à chaque moment de son histoire, se veut moralement irréprochable et a la nostalgie d’une sorte de pureté perdue (et dont il se demande si elle a jamais vraiment existé). Quant à l’assignation identitaire qui est au cœur de cette idéologie, n’en trouve-t-on déjà pas les prémisses chez Jean-Paul Sartre qui affirmait que le poète noir "devait chanter l’âme noire " et qu’il était "acculé à l’authenticité", comme si l’identification à la race constituait un horizon indépassable ? Aux injonctions sartriennes, à l’ostracisme qui frappe ceux qui, comme Willow, refusent de se percevoir uniquement comme un Noir authentique, il est clair que le narrateur préfère nettement le discours de Camus qui, refusant les anathèmes et les insultes, affirmait qu’il n’y a pas de vie sans dialogue et que (c'est le narrateur qui s'exprime) "la nuance n’est pas le compromis ou le maquignonnage. Elle est le courage suprême". Bref, un roman très actuel qui déconstruit (à chacun son tour) pour notre plus grand plaisir une dérive particulièrement inquiétante de la société contemporaine.