Les abeilles grises, Andréï Kourkov, trad. Paul Lequesne, edit. Liana Levi


En Ukraine, un village abandonné dans la "zone grise" du Donbass, coincé entre armée ukrainienne et séparatistes pro-russes. Plus d'électricité, plus de commerces, une église au toit dévasté par une bombe, les femmes et les enfants ont fui la zone de combat, les hommes aussi au demeurant. Il n'en reste plus que deux, deux voisins, "ennemis d'enfance", que leur sort et la solitude rapprochent. Ce n'est plus la guerre, ce n'est pas la paix. Un monde d'hébétude et de silence, encore sous la menace des armes. Mais un filet de vie, tout de même.


C'est ce filet de vie que nous raconte Andreï Kourkov, écrivain ukrainien de langue russe dans ces "Abeilles grises", son douzième livre traduit en français. Un chef d'oeuvre à lire d'urgence.


Sergueï Sergueïchev, le personnage principal, est apiculteur, son épouse l'a quitté avec sa fille pour aller vivre ailleurs au temps de la guerre. La guerre a provoqué chez lui "une brusque indifférence à tout ce qui l'entourait". Le silence de la guerre n'est pas celui de la paix, mais "à force de lassitude, le fracas des armes était devenu coutumier, s'était comme glissé lui aussi sous les ailes du silence". Dans ce monde engourdi, nul n'est d'un camp (ukrainiens ou séparatistes russes), chacun tente de survivre et attend la fin du conflit. Les heures de la journée comptent davantage que la suite des jours. On attend, on s'occupe, on boit du thé brulant ou de la vodka, on se rend de menus services, on s'aventure vers un village avoisinant, mieux pourvu en victuailles, où on obtiendra de quoi manger en échange de quelques pots de miel ; l'argent, on n'en a plus, on ne plus en retirer, et de toute façon il ne sert plus à plus rien. Deux ou trois fois l'an, il y a une "trève postale" où l'on distibue le courrier dans les boites aux lettres des maisons désertées.


Entre voisins, quand on n'est plus que deux, on ne parle pas des forces en présence ou de ses sympathies personnelles. Les désastres de la guerre sont bien suffisants... Il y a bien le corps d'un soldat, abandonné non loin, mais même muni de jumelles, on ne parvient pas à deviner son uniforme. Une cache pour sniper au fond du jardin, mais on ne l'a jamais vraiment vu celui-ci non plus et on ne sait pas vers quelles positions il tire.


Et ce rêve de notre personnage quand il imagine la victoire proclamée : " - Mais qui est le vainqueur ? - Je ne sais pas, mais on s'en fout ! L'important, c'est que c'est la victoire ! La fin de la guerre !"


Notre apiculteur a des convictions cependant : il ira recouvrir de neige le corps du soldat mort pour lui faire une manière de sépulture, et ce soldat se révélera ukrainien, il sympathise avec un autre qui vient lui rendre visite de temps en temps le soir et il lui prend l'idée d'intervertir les plaques de deux rues pour ne plus vivre dans la rue Lénine et y préférer une adresse rue Chevtchenko, peintre et poète nationaliste ukrainien, icône de la résistance, et se sent mieux.


Mais Sergueï, ce sont ses abeilles qui l'inquiètent le plus. Au printemps, elles ne pourront pas butiner dans cette dévastation. Il faut leur trouver un endroit plus au calme. Alors, le voilà abandonnant son voisin, pour aller les mettre au vert, en Crimée. S'ensuit un long périple vers la Crimée où il rejoint la famille d'un de ses collègues Tatar, rencontré il y a vingt ans lors d'un salon d'apiculture.


Cette odyssée au travers du pays, du Donbass à la Crimée, a évidemment de singuliers échos au temps de notre lecture. Mais ce qui irrigue cette très belle prose c'est, assez curieusement, la douceur, la mélancolie, une certaine forme d'innocence et de poésie, le goût de la nature - et même et surtout de la nature humaine. Quand Kourkov, l'auteur, évoque le silence, le sort de la minorité turcophone des Tatars de la Crimée sous la botte russe, la vie des abeilles, les petits riens qui font, plus encore en temps de guerre, les relations entre les êtres, il bouleverse.


Ce livre, si beau, se déguste comme un thé brûlant, lentement, à petites gorgées. Ses pages réchauffent le coeur. Ce filet de vie, qui palpite encore quand tout est foutu, c'est le miel de la condition humaine

JoëlBoyer
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le 23 avr. 2022

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Joël Boyer

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