En 2014, la Russie annexait la Crimée et ouvrait un conflit armé séparatiste au Donbass. Des flots d’Ukrainiens déplacés devenaient des réfugiés dans leur propre pays, laissant derrière eux un territoire déserté où se poursuivaient les combats. Peu à peu apparaissait une zone grise, coincée à l’Est entre les positions séparatistes pro-russes et celles de l'armée ukrainienne : un quasi no man’s land, pourtant encore peuplé de ceux qui n’ont pas pu ou voulu partir. Sergueïtch et Pachka sont ainsi les derniers habitants de leur petit village. Contraints de s’entraider malgré leur ancienne inimitié, ils y survivent d’expédients dans les conditions les plus précaires, au son de la perpétuelle canonnade qui tonne à proximité et leur envoie de temps à autre quelques obus perdus. Un printemps, Sergueïtch, apiculteur de profession, entreprend de déplacer temporairement ses ruches vers un endroit plus calme. Tractant sa remorque au volant de sa vieille voiture, le voilà lancé dans un périple qui le mènera, à travers les riantes prairies d’Ukraine, jusqu’aux montagnes de Crimée. Son voyage lui fait prendre conscience de la complexité du conflit russo-ukrainien, quand, où qu’il aille, la présence et la surveillance russes ne lui laissent aucun répit.
Cette histoire est d’abord celle de la vie quotidienne dans une zone que les différents accords de cessez-le-feu ne sont pas parvenus à pacifier. A l’époque de la narration, cela fait quatre ans qu’une guerre larvée y maintient les populations restées sur place dans l’insécurité et la précarité, si bien que, uniquement préoccupées de leur survie au jour le jour, elles en viennent à subir comme une fatalité l’absurdité de leur situation. Sergueïtch et Pachka tentent ainsi, envers et contre tout, de maintenir un semblant de normalité malgré le dérèglement ambiant, s’attachant avec simplicité et bonne humeur à la routine qui leur permet de tenir. Entre leurs souvenirs et leurs rêves, la débrouillardise, le troc et l’amitié, ils font preuve d’une capacité d’adaptation aussi joyeuse que pragmatique, au fil d’une narration qui parvient même à être drôle.
Pourtant, aussi ingénu soit-il quant aux motivations politiques qui le dépassent, Sergueïtch ne peut que constater la terrible réalité de son pays, au fur et à mesure de l’avancement de son voyage. Malmené aux postes-frontières qui séparent désormais l’Ukraine du Donbass et de la Crimée, considéré avec méfiance par ses compatriotes parce qu’il vient de cette région du Donbass en partie acquise à la Russie, il découvre les persécutions perpétrées par les Russes en Crimée à l’encontre des minorités tatares, et surtout l’inquiétante omniprésence de l’oeil de Moscou, qui jusqu’au plus profond des montagnes, à lui qui ne se préoccupe que du bien-être de ses abeilles, ne cessera de lui adresser de menaçants signaux de surveillance.
De la désolation de la périlleuse zone grise du Donbass au contact direct avec les autorités russes en Crimée, monte peu à peu le dérangeant sentiment d’une menace généralisée, alors que face aux pressions et aux intimidations à peine voilées subies par Sergueïtch, l’on réalise à ses côtés à quel point l’ombre du grand frère russe pèse sur l’Ukraine, et même sur le plus insignifiant de ses habitants. Et, tandis que l’humanité de ce si modeste personnage apparaît de plus en plus fragile et impuissante face à l’impitoyable arrogance des fonctionnaires russes qui se jouent de lui, qui plus est à la lumière des évènements survenus depuis l’écriture de ce livre, l’on en vient à considérer l’Ukraine de ce récit comme la souris convoitée de longue date par le chat. Un chat embusqué dans l'attente de son heure… Coup de coeur.
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