Médecin légiste, la narratrice Camille Cambon se défend des sombres et macabres réalités du monde et de son métier en cultivant l’humour noir et la froideur. Médecins eux aussi – éminent légiste pour l’un, généraliste pour l’autre –, ses parents n’ont pas survécu à un accident de plongée survenu une trentaine d’années plus tôt, quand elle avait seize ans. Ils se passionnaient pour Goya, le peintre aragonais inhumé en 1828 à Bordeaux, mais… sans sa tête. C’est à leur propos que Camille reçoit un jour un e-mail en provenance d’un mystérieux correspondant bordelais. Celui-ci a des révélations à lui faire quant au passé de ses parents, à leur passion dévorante pour la partie la plus noire de l’oeuvre de Goya et aux extrémités auxquelles leur quête du crâne disparu les a menés.
« Toute cette histoire restera énigmatique à qui n'accepte pas de s'armer de sa propre part de ténèbres pour aller à la rencontre de ce qui peut arriver aux êtres humains. » Le cadre est posé d’emblée et ne va cesser de nous confronter à nos aspects les plus sombres, au gré d’un terrifiant jeu de miroir rapprochant certaines violences actuelles de celles dont Goya se fit l’écho brutal dans ses œuvres les plus noires. Aux suppliciés peuplant de leur douleur nue les toiles du peintre vont d’abord répondre, dans une première partie lui empruntant le titre « Les désastres de la guerre », une tout aussi horrifique mosaïque de faits récents. Scandale du charnier de l’université Paris-Descartes et révélation dès 2019 d’un trafic de corps humains, hécatombe de la pandémie de Covid dans des hôpitaux déjà en crise, aspects les plus sordides accompagnant les fonctions d’un médecin légiste… : un condensé de scènes effroyables, évoquées sans fard dans leur vérité la plus macabre, soufflète le lecteur, saisi entre horreur et émotion, au fil d’un récit dont la férocité caustique n’a d’égale que sa lucidité désespérée.
C’est aux côtés d’une narratrice ébranlée et au bord de la crise de nerfs que l’on s’engage alors dans la seconde partie du roman, très différente de ton puisque relatée, non sans mélancolie cette fois, par une vieille connaissance des parents de Camille. Intitulée, toujours d’après Goya, « Le songe de la raison », cette portion du récit va faire la lumière sur la véritable histoire d’un trio que « le démon de la connaissance » aura fini par « dévorer jusqu’à la folie ». Des errances phrénologiques à la quête du crâne disparu de Goya en passant par d’étranges sabbats dans les catacombes de Paris, c’est un visage totalement inattendu, de ses parents et du parrain qui l’a prise en charge orpheline, que Camille va découvrir en même temps qu’un monstrueux secret de famille. A trop flirter avec « la ligne de partage entre les vivants et les morts », les apprentis médecins qu’ils furent ne surent pas résister à leur fascination pour les gouffres. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », soulignait il y a deux siècles le titre d’une gravure de Goya… « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » a t-ton envie de lui répondre.
Egalement psychologue clinicienne et psychanalyste, Sarah Chiche cache dans les plis de ce thriller gothico-macabre l’anamnèse d’une femme parvenue au point de rupture et qui, comme lors d’une cure psychanalytique, prend soudain conscience des courants souterrains et des transmutations à l’oeuvre dans son histoire familiale : toute une alchimie mise au jour par le verbe, terriblement vrai, de l’écrivain. Coup de coeur.
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