En 2013, plus effrayé par la dépendance et la séparation que par la mort, un couple d’octogénaires mettait fin à ses jours dans une chambre d’un palace parisien, Le Lutetia. Bouleversée par ce fait divers qui relançait la question du droit à une mort digne et choisie, Emilie Frèche s’est projetée dans leur histoire en leur imaginant une fille unique qui, le monde saluant un acte d’amour absolu, doit pour sa part faire face à un double abandon.
Ce matin de septembre 2018, lorsqu’un commissaire de police lui apprend au téléphone la découverte de ses parents suicidés dans leur chambre d’hôtel, une lettre seule expliquant leur geste, Eléonore est foudroyée. Ils venaient de passer en famille plusieurs jours heureux et détendus, et rien n’avait jamais percé de leur projet, pourtant soigneusement orchestré jusqu’aux moindres détails de leurs obsèques et de leur succession. Pour cette architecte divorcée et mère d’un grand fils, qui, enfant non désirée, s’était toujours sentie une intruse dans le couple que formaient ses parents, tout entiers happés par le tourbillon professionnel et mondain où s’ancrait leur éclatante réussite de publicitaires influents, cette disparition volontaire et organisée dans le plus grand secret, la mise en scène spectaculaire de leurs funérailles et les dispositions prises pour contrôler par-delà la mort la destinée de leur chère maison des Bulles, un chef d’oeuvre d’architecture organique imaginé par le célèbre Jacques Couëlle, mettent la dernière main à un égoïsme monstrueux, la laissant anéantie, à la fois meurtrie et pleine d'incompréhension.
Comment faire son deuil, quand, plus que tout, l’on en veut à ses parents de ce qu’ils ne furent jamais pour soi et de ce que leur ultime abandon renvoie encore de mise à distance et d’exclusion, cette fois définitives ? Le cheminement d’Eléonore devra passer par une longue et douloureuse introspection. Son questionnement l’amène à réfléchir sur les schémas, conscients ou non, qui ont construit la relation et le mode de vie de ses parents. Tandis qu’en filigrane de leur frénétique soif de vivre épousant l’euphorie des Trente Glorieuses, transparaît la chaîne de transmission familiale des failles et des traumatismes hérités des camps de la mort pendant la guerre, leur fille apprend à les comprendre avant de se comprendre elle-même. Pour éclairer le rapport à la mort, il faut d’abord se poser la question du rapport à la vie. Et, poussée dans ses retranchements par son propre fils par le biais providentiel de conversations anonymes sur Instagram, la voilà qui peu à peu se retrouve à envisager la fin de vie selon différents points de vue, recentrant le débat sur ce qui, pour reprendre les mots de Simone de Beauvoir, ne devrait être que la seule question véritable : « Que devrait être une société pour que, dans sa vieillesse, un homme demeure un homme ? »
Tout en justesse et en délicatesse, ce livre aussi lumineux qu’émouvant, qui réussit si bien à ancrer son souffle romanesque dans la réalité que l’on a du mal à se défaire de l’illusion d’une véritable autobiographie, est une formidable peinture du sentiment d’abandon, de la difficulté des relations aux parents et, dans un monde qui ne laisse guère de place à la fragilité, de notre incapacité à accompagner le vieillissement de nos proches. Très grand coup de coeur.
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