Une grande partie des œuvres d'Annie Ernaux relèvent du travail autobiographique. Souvent, dans ses œuvres, il y avait une impudeur très forte et revendiquée, une violence aussi, et une affirmation répétée de l'identité. Dans "Les Années", la perspective est complètement renversée : nous sommes passés du "je" au "elle" ou au "on", du récit prenant un élément précis de sa vie (enfance, avortement, maternité) au récit globalisant sur l'ensemble de sa vie, de la naissance à 2007, date d'écriture. Annie Ernaux donne une nouvelle dimension à son œuvre, elle retourne la question de l'identité, et fait une analyse profonde de l'ensemble de sa vie.
Un élément marque très fortement dès l'entrée : c'est la déconstruction. Le premier chapitre et le dernier sont des listes, pouvant être complétées à l'infini, d'éléments banals d'une vie, que tout le monde aura oublié après la mort de ceux qui l'auront vécu : les publicités, les chansons d'un jour, les regards captés au coin d'une rue. Le genre du livre apparaît alors très difficile à définir : il ne s'agit visiblement pas d'une autobiographie, étant donné que le sujet n'est pas ici l'histoire de la personnalité de l'auteur, qui en plus est différent du narrateur : Annie Ernaux, jamais nommée, est ici un personnage montrée à la troisième personne, avec un "elle", voire un "on". Ernaux se détache complètement de ce qu'elle a été, elle met une distance avec sa propre vie, pour pouvoir mieux l'écrire, et mieux l'analyser. L'important n'est pas ici sa personnalité, mais les évènements et les changements dont elle a été témoin.
On pourrait qualifier ce livre de "Mémoires de la vie quotidienne". En effet, le sujet n'est pas vraiment les actes de sa vie ; par exemple, elle ne raconte pas par le menu son expérience de Mai 68, ses manifestations, etc. Elle choisit plutôt de montrer les changements que Mai 68 a induit dans son quotidien : la libération sexuelle, la possibilité du divorce, l'affirmation de l'identité féminine dégagé de tout préjugé. Elle ne s'interroge pas sur les "grands évènements", mais sur les petites choses du quotidien : comment se déroulaient les conversations avec ses parents, ses rapports avec son mari, avec ses enfants.
Alors, on dira : quel intérêt ? L'intérêt se comprend avec la référence à Mai 68, quand elle dit qu'après Mai 68 chacun des gestes avait un sens politique, social et culturel : il faut alors interroger chacun des gestes de la vie de l'auteur en fonction de la structure sociétal, politique et culturelle. C'est pour cela qu'elle utilise la troisième personne : son quotidien a été créé par la situation structurelle de son existence, pas par elle-même. Il faut donc faire une analyse systématique de chacun des éléments qu'elle présente, et cela devient d'une richesse incroyable : on comprend alors l'ambiance de Mai 68, le pourquoi des revendications, puis le sentiment d'échec des soixante-huitards, qui ont soit abandonné leurs luttes, soit ont été abandonnés par elles ; on comprend aussi la montée de l'islamophobie, les impasses du nouveau féminisme, jusqu'à la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007. Par chaque élément de détail (les chansons, les publicités, les sketchs des Guignols de l'info), on comprend comment se sentaient les personnes en face des évènements politiques, sociaux et culturels, on comprend les petites choses qu'ils avaient en tête, et sans lesquelles la perception d'une époque est impossible.
L'écriture est fragmentée, parce que la mémoire est fragmentaire, et parce que les luttes sociales ont éclaté. Parfois, dans les passages sur l'enfance, une douce mélodie poétique vient s'immiscer ; parfois c'est une écriture sèche, un classicisme de moraliste ; parfois cela devient complètement cinglant, comme dans le terrible : "En 1992, Leningrad est redevenu St Petersbourg. C'était plus facile pour se repérer dans Dostoïevski." Ernaux fait un bilan, souvent amer, mais elle ne s'avoue pas vaincue. Elle continue à créer, et à recréer sur ses anciennes œuvres, à faire palimpseste sur sa propre œuvre, elle y revient toujours et bouscule les dimensions, les perspectives. Elle frappe au cœur de l'écriture, encore et toujours, comme si tout était toujours à réécrire.