Pour rappel, Edgar Allan Poe est l'une des principales figures du romantisme américain du XIXème siècle. Il est avant tout connu pour ses contes noirs et autres histoires brèves, sachant que certaines d'entre elles ont marqué les esprits au point d'avoir à plusieurs reprises été adaptées au cinéma, à l'instar de « La Chute de la Maison Usher », parmi ses plus célèbres récits.
La plupart des nouvelles notables d'Edgar Allan Poe sont regroupées dans les recueils "Histoires extraordinaires" et "Nouvelles histoires extraordinaires".
L'ensemble de son œuvre est jalonnée de mystères et empreinte d'une sensation d'inquiétante étrangeté, à laquelle s'ajoutent diverses situations horrifiques et des tableaux cauchemardesques qui n’ont rien à envier par exemple aux "Diaboliques" de Jules Barbey d'Aurevilly.
Les pages léguées par Edgar ont de quoi faire froid dans le dos. L'horreur se renouvelle sans cesse, de l'indicible du quotidien à l’épouvante gothique en passant par d'atroces situations. Les détails donnés par l'auteur rendraient presque vraies les images suscitées par ses récits, tout en jouant sur nos appréhensions en tant que lecteurs. Comme l'a dit un jour Dostoïevski, « [il] y a chez Poe un trait qui le place résolument à part de tous les autres écrivains : c’est sa puissance d’imagination. ».
C'est en partie pour cette raison qu'on reste moins révulsé que fasciné par de pareilles visions. Chez l'écrivain, l'horreur semble de surcroît drapée dans ses plus beaux atours. Cette « beauté » est une des composantes clés de l'oeuvre d'Edgar Allan Poe. Les mots soigneusement choisis par l'auteur hantent peu à peu notre esprit et nous devenons à notre tour prisonniers des obsessions qui affectent les protagonistes et narrateurs de ces histoires. La brièveté des nouvelles leur confère d'autant plus d'impact.
Une ambiance sombre et désespérée se dégage de ces écrits, ce qu'illustre à la perfection le poème « Le Corbeau ». Le narrateur se lamente sur la mort de son amour et son affliction ne cesse de lui être douloureusement rappelée par un freux scandant sans relâche un mortifère « Jamais plus » qu'un maître des potions n'aurait guère renié. Bien trop accablé par le chagrin, il finit par sombrer dans la démence.
Les textes de Poe ont une profondeur d'âme que même ses successeurs les plus émérites peineront à atteindre.
Son œuvre est de surcroît traversée de tensions entre d'une part l'approche rationnelle des situations et d'autre part l'impossibilité de comprendre ce qui est parfois voué à rester dans le domaine de l'inexpliqué.
D'aucuns considèrent l'auteur américain comme l'un des principaux initiateurs du roman policier et une nouvelle comme « Le Scarabée d'or » en présente la plupart des caractéristiques, contribuant au passage à la popularisation de la cryptographie, soit l'emploi de messages codés et rendus impossibles à déchiffrer sans en connaître la clé.
Dans une toute autre optique, « Le Démon de la perversité » est un essai lié aux pulsions autodestructrices susceptibles d'altérer nos choix et nous amener sur les sentiers de la perdition. Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant à ce qu'une personnalité comme Edgar Allan Poe ait fait l'objet de nombreuses études psychanalytiques à l'époque où cette pseudo-science pouvait encore faire office de méthode reconnue.
Comme nous le verrons plus loin, la filiation entre l’œuvre de cet artiste torturé et les écrits des autres grands maîtres de l'horreur lui ayant succédé, à commencer par Howard Phillips Lovecraft, est pour le moins manifeste.
Mais ce qui nous intéresse ici n'est autre que le seul roman qu'Edgar Allan Poe ait achevé de son vivant, à savoir "Les Aventures d'Arthur Gordon Pym", publié pour la première fois en 1838 et traduit par rien de moins que le poète Charles Baudelaire en 1858 en France.
Via ce livre, nous sommes invités à suivre le parcours du jeune Arthur Gordon Pym, qui se lie d'amitié avec Auguste Barnard, fils d'un capitaine de navire. Gagnés par l'ivresse avant de monter sur un canot, ils se laissent portés par le courant et heurtent un baleinier sur lequel ils embarquent.
Pour Arthur, débutera un voyage semé d'embûches, entre dérive et naufrage. De l'atroce expérience de la faim aux embuscades tendues par la tribu indigène de l'île de Tsalal, rien ne lui sera épargné, jusqu'à ce qu'il ait atteint sa destination, en plein cœur de l’Antarctique, confronté au spectacle halluciné d'une immense silhouette voilée.
Le roman est présenté par Pym lui même comme sa propre histoire, qu'Edgar Allan Poe raconterait en son nom. Il est de surcroît écrit à la manière d'un journal de bord. Le contraste entre ces effets du réel et l'étrangeté des situations vécues par Arthur au gré de ses aventures rend cette œuvre d'autant plus fascinante.
Mais notons que c'est en partie pour cette raison que le livre s'est vu énormément critiqué à son époque. Il a en effet été très mal reçu. Beaucoup ont reproché à l'écrivain sa description fantaisiste de l’Antarctique et le manque de vraisemblance consubstantiel à l'enchaînement quelque peu artificiel des péripéties. Une telle démarche peut pourtant être assumée au même titre que ce qu'on nomme « documenteurs » de nos jours.
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Parmi les auteurs spécialistes d'Edgar Allan Poe, Patrick F. Quinn a relevé plusieurs incohérences. Ces inadvertances mises à part, l'écrivain a puisé son inspiration dans les divers récits d'aventure de l'époque, à l'instar des romans de James Fenimore Cooper, à l’origine du "Dernier des Mohicans". Mais ce n'est pas vraiment sur ce point que son livre, écrit dans un contexte particulier, en vue de répondre à une certaine attente des lecteurs, se démarque.
Cette œuvre comporte, il faut bien l’admettre, des longueurs causées par des détours parfois dispensables, à grand renfort de descriptions relativement déconnectées du récit. On y trouve enfin un reflet de l'époque via le « sudisme » assumé de l'auteur et le racisme lié à la perception d'une tribu anthropophage.
Pourtant, sans être l'oeuvre la plus mémorable d'Edgar Allan Poe, "Les Aventures d'Arthur Gordon Pym" n'en reste pas moins une expérience à vivre et un récit fondateur. Charles Baudelaire n'a pas manqué à son devoir en s'attelant à la traduction de cet ouvrage, sachant qu'il est resté plutôt fidèle au texte.
Le saisissant contraste entre le côté tangible des voyages en mer sur les différentes embarcations à bord desquelles embarque Arthur, que l'auteur prend bien soin de détailler, et la dimension fantastique du récit, procure une sensation d'étrangeté rarement égalée.
On retrouve de plus bien des obsessions propres à Edgar Allan Poe, de la duplicité du réel à la crainte de l'ensevelissement, autrement dit la peur d'être enterré vivant.
Comme le note à nouveau Patrick Quinn, Pym est atteint du mal « poesque » qu'est le « Démon de la perversité », cette étrange impulsion qui fait que nous concourrons à notre perte. Dans le cas présent, c'est ce vice qui pousse le jeune homme à désirer l'aventure, non pas en dépit du danger, mais précisément pour ce qu'il représente.
Ajoutons à cela l'extrême noirceur de l'expérience humaine telle que dépeinte par Edgar Allan Poe dans ses histoires. Un des passages qui illustre le mieux cet aspect est sans doute celui durant lequel des naufragés arrimés à l'épave d'un bateau sont réduits à tirer à la courte paille pour savoir lequel d'entre eux va être mangé par les autres plutôt que de mourir de faim. L'action pèse sur l'état psychologique des personnages et celui qui est désigné meurt sans un bruit. L'acte de cannibalisme est « indicible » dans la mesure où tous préfèrent se murer dans le silence. Ils s'en voient affectés au point de perdre momentanément l'usage de la parole dans un monde de folie. Et quand l’ignominie finit par être avouée, elle ne l'est qu'à demi-mot : « Je n'insisterai pas sur le terrible festin qui s’ensuivit immédiatement : ces choses là on peut se les figurer, mais les mots n'ont pas une vertu suffisante pour frapper l'esprit de la parfaite horreur de la réalité. ».
La cruauté psychologique est aussi doublée d'une horreur par moments très imagée chez Edgar Allan Poe, tels les membres détachés d'un cadavre en putréfaction avant que les requins viennent les dévorer.
On peut par ailleurs observer bien des similitudes entre ce chapitre et le tableau "Le Radeau de La Méduse" de Théodore Géricault.
Il est en outre fort probable que le scénariste de bande-dessinée Alan Moore se soit directement inspiré de ce récit pour « l'histoire au sein de l'histoire » relatée au sein du comics "Watchmen", "Les contes du Vaisseau Noir", récit morbide centré sur un jeune marin qui utilise les corps de ses camarades morts après que son navire ait été détruit par des pirates pour se construire un radeau de fortune, malgré une folie qui le gagne peu à peu.
Toujours en ce qui concerne le potentiel héritage d'Edgar Allan Poe, on citera également le poème « Le Bateau ivre » d'Arthur Rimbaud.
Nous pourrions en outre mentionner l'approche de Jules Verne, qui a proposé quant à lui une version « démystifiée » du récit de Poe via son roman fantastique "Le Sphinx des glaces".
Mais l'hommage le plus important rendu à celui qui a consacré le mythe du continent Antarctique, entre vision fantasmagorique et cauchemar, à une époque où tout était encore à découvrir, est bien sûr la nouvelle « Les Montagnes hallucinées » de Lovecraft, autre grand maître de l'horreur, sur un plan cette fois-ci cosmique.
Les indigènes de l'île de Tsalal hurlent à plein poumon « Tekeli-li » et c'est justement à ce cri que renvoie le son produit par les Shoggoth, créatures d'outre-monde tapies dans les recoins d'une cité cyclopéenne découverte par une équipe de scientifique lors d'une expédition au pôle Sud. Bien qu'il reprenne certaines étapes de l'oeuvre d'Edgar Allan Poe, Lovecraft s'en éloigne par un traitement radicalement différent.
Même si on retient avant tout Edgar Allan Poe pour ses nouvelles, je ne saurais que trop vous recommander de lire également "Les Aventures d'Arthur Gordon Pym", œuvre imparfaite qui synthétise néanmoins à merveille ses thématiques et obsessions, en plus d'être un récit fondateur en ce qui concerne l'imagerie liée à l’Antarctique et les potentielles sources d'inspiration d'autres grands maîtres de l'horreur.
Si vous souhaitez aller plus loin, je vous recommande également « Les Montagnes hallucinées » d'Howard Phillips Lovecraft, ainsi que son excellente adaptation en manga par l'artiste Gou Tanabe, sachant que réussir à retranscrire visuellement l'effroi engendré par ce type de lecture n’est pas un mince exploit.