Initialement paru en 2006 sous formes d’épisodes dans le quotidien italien La Repubblica, "Les Barbares" est une réflexion sur la mutation culturelle fondamentale que vit actuellement l’Occident. La barbarie, « sorte d’énorme avant-garde devenue pensée unique », est partout à l’œuvre : dans le marché du livre, dans la culture du vin, dans le développement d’internet, dans l’évolution du football. Elle bouleverse les hiérarchies qui présidents aux jugements, elle désacralise, elle fait primer l’horizontalité en toutes choses, elle substitue le spectaculaire à la beauté et la technique à l’inspiration. Elle ne détruit pas l’ancien monde mais elle le contamine, procédant à une restructuration mentale. L’emphase commerciale que nous vivons n’est pas une cause mais un effet du changement, celui d’« une certaine révolution copernicienne du savoir, selon laquelle la valeur d’une idée, d’une information, d’un élément donné, n’est pas liée principalement à ses caractéristiques intrinsèques, mais plutôt à son histoire » et à sa capacité d’entrer en séquence avec d’autres informations, à la manière d’un moteur de recherche, d’un système passant. Les barbares rejettent l’effort comme voie d’accès au sens le plus noble des choses, lequel pour eux « n’est pas un point mais une trajectoire, n’est pas caché en profondeur mais dispersé à la surface », ils fuient l’ennui dans l’hyperactivité et aspirent à « habiter plusieurs zones possibles avec une attention relativement basse ». Et pourtant, « la mémoire analphabète d’une souffrance vécue sans héroïsme doit crépiter quelque part en eux ».
De peur de tomber dans l’impasse de la réaction, l’auteur préfère relativiser : après tout, la Neuvième symphonie de Beethoven, avant d’être un étendard de la civilisation, avait été le drapeau des barbares d’alors… Il compare la résistance des tenants de l’ancien monde aux tentatives désespérées des Chinois pour repousser jadis les hordes nomades, leur Grande Muraille était aussi inutile que ces frontières culturelles que nous croyons défendre mais que nous ne faisons qu’inventer. Il est dommage que malgré quelques observations pertinentes, Baricco en vienne à se comporter comme le renard de la fable d’Esope : les grappes paraissant hors de sa portée, il se convainc qu’elles n’en valent pas la peine et qu’il vaut mieux y renoncer. Ce défaitisme suave, bonne conscience de toutes les collaborations, nous en révèle moins sur l’état de vieillissement de la civilisation que sur celui de l’auteur.