Long poème en prose contre le poids des séparations passées pour célébrer la volonté de s’unir, Les Chevals Morts se parcoure d’un trait quasiment sans un souffle : c’est
un élan d’optimisme
bâti sur la conscience profonde des écueils passés à dépasser. Antoine Mouton livre une course effrénée pour chanter l’amour et tout l’engagement indispensable qu’il suppose, qu’il réclame sans le dire, qui s’impose.
tellement de gens dont les chemins s’écartent comme les jambes d’un
cheval mort
En partant du sordide constat de ces vies qui se déchirent, de ces êtres qui abandonnent des morceaux de chair autant que des espoirs dans l’échec inattendu et pourtant évident de relations qu’ils ne savent entretenir, encore moins sublimer, le poète étend le champ de mines et dit tout le poids dont l’âme ne sait se défaire quand il est temps.
s’ils sortent de la route ils nous déroutent s’ils coupent ils nous
découpent et s’ils visent ils divisent mais s’ils tranchent, nous nous
retrancherons
Ces chevaux sont le reflet pesant et gluant, poisseux presque, de ce que le cœur frustré ne sait abandonner : des lambeaux de regret qui retiennent irrémédiablement les premiers pas d’un avenir qui pourrait s’offrir au désir si l’homme savait, tentait, osait s’en affranchir. Ces chevaux emportés sous le silence du quotidien rongent l’assise des élans de renaissance :
c’est de la douleur au galop
Le verbe est lancinant, chanson répétitive, disque rayé qui n’avance que par à-coups quand soudain un sursaut aide à franchir l’obstacle.
La structure embourbe et élève à la fois,
il y a comme des lianes qui retiennent là le cœur, et d’autres qui le tirent vers l’avant : ainsi naissent les déchirements intérieurs qui résonnent tout au long du texte de nos histoires personnelles transposées là sous les mots du poète. Et puis le combat des dogmes, l’invitation à vivre, à s’affirmer, à s’extirper des moules prédéfinis de la résignation :
et les chevals morts disent la fusion n’est pas tenable l’être
s’altère au contact de l’autre vous allez vous étouffer vous allez
disparaître ils disent que notre amour nous prive de nos libertés
individuelles comme si la liberté individuelle avait une quelconque
importance comme si celle que nous avons ensemble ne valait pas celle
des gens seuls
Bientôt l’auteur entraîne le lecteur sous le soleil de ses invectives. Condamne ces chevaux incertains qui s’estompent sans jamais lever le poids de leur regrets entreposés :
c’est comme creuser un trou dans la pensée pour y mettre de la
tristesse
Raconte, insiste sur le détachement indispensable à la conscience pleine de soi, invite le malheureux à se recentrer, à fuir les croyances moribondes dans lesquelles il se laisse engluer :
il faut être triste pour croire que l’être est libre de choisir
Et confie enfin le secret de l’abandon complet qui est le secret d’un bonheur sans contrainte et sans attente, sans condition : savoir se satisfaire de peu, du peu que l’on a, pour le sublimer à chaque instant sans attendre plus loin malgré les impulsions, malgré les désirs qui démangent. Au contraire, saisir ces désirs pour s’abreuver du moindre présent, se laisser combler d’un regard autant que d’une absence parce que cette absence dit la joie du retour prochain :
je veux être comme cet homme, et que la chaleur de ton cul soit la
chose la plus précieuse au monde
Les Chevals Morts, c’est un fleuve de combat
contre la damnation inconsciente des séparations qu’on ne digère pas. Antoine Mouton scande en boucles, en spirales qui ne progressent que de l’itération, telles des mantras du dépassement de soi, le devoir intime de projection, la nécessité de se laisser conduire par une volonté d’avenir plutôt que de se laisser engluer dans le sang mortifère et poisseux d’un passé regretté. La forme dit le fond, dit cette indispensable intensité de vivre en conscience de chaque instant présent que l’homme se doit de maintenir pour tenir à jamais éloignées les tentations de la scission, les angoisses de la répétition schématique, et conjurer par-delà les condamnations insensées de la séparation toujours présente, toujours pesante.
De quelques pages pleines de morgue, où la guerre des âmes et des aspirations fait le lit du décor pour dire le poids des corps qui se laissent mourir, Antoine Mouton extirpe un optimisme incroyable et sublime, et transforme, sorcier et mage, la stance litanique en épiphanie.
Magnifique rayon d’avenir ensoleillé sur le champ des batailles de nos passés.