Mythes et légendes européens mis à mal...

     Féérie, annonce l’éditeur. Certes, mais irrespectueuse. Au point de paraître quelque peu extravagante. Strindberg convoque un impressionnant bataillon de personnages issus de l’imaginaire occidental, que ce soit en provenance de textes religieux chrétiens, de romans, de contes et légendes populaires, de mythes et de traditions ; au casting, qui a des allures de bric-à-brac carnavalesque, on relève les noms de Saint Pierre (le barbu aux clefs, concierge du Paradis), de Narcisse (scrutateur de son image), de Thersite (un vaurien présent dans l’Iliade), d’Oréades (nymphes des montagnes et des grottes), de nymphes, de Don Quichotte et Sancho Pança, de Barbe-Bleue, de Montaigu et Capulet, de Roméo et Juliette, d’Hamlet et Ophélie, d’Othello et Desdémone, de Lady Macbeth, du géant de Hoburg (Hofburg en réalité), de nains, du Petit Poucet, de Cendrillon, du Pape et du Juif Errant...
Strindberg prend plaisir à casser l’image traditionnelle que le public a de ces personnages quasi mythiques : Montaigu et Capulet sont grands amis (et associés en affaires, l’un expliquant l’autre...) ; Roméo est chef d’entreprise ; avec Juliette, il a eu deux enfants sourds-muets, et le bruit court que Juliette, pour lui, n’était pas la première fille ; Barbe-Bleue, désormais monogame convaincu, a épousé Lady Macbeth ; Hamlet et Ophélie se sont fiancés, mais Hamlet est complètement sans le sou...
La trame dramatique est la quête, parfois émouvante, d’un forgeron qui a perdu ses enfants, et qui se lance dans une quête éperdue pour les retrouver, dans le paradis ou ailleurs ; tel Dante guidé par Virgile, ce forgeron effectue son voyage sous la direction d’un très curieux docteur, qui possède visiblement un savoir et une sagesse parfaitement surhumains, quasi divins, et qui mène son protégé à travers toutes les aventures et les illusions de la vie.
Car, derrière la farce presque estudiantine qui consiste à ridiculiser les héros de notre enfance et de nos croyances, Strindberg a imposé à sa pièce un fil rouge : une quête initiatique bon teint. Tel Bouddha, le forgeron, à travers mille aventures et métamorphoses, va découvrir tous les faux-semblants et les illusions de la vie et des croyances. Très tôt dans la pièce, il est accompagné par Saint Pierre, un Saint Pierre un peu sénile et désabusé, qui a perdu ses clefs (du Paradis), et qui aimerait bien les retrouver.
Les scènes et les décors s’enchaînent fort rapidement, histoire de placer un maximum d’aventures et d’illusions sous les yeux du forgeron. Côté spectateur, le bon sens de base a intérêt à se mettre en congé s’il veut survivre, car la succession des personnages et des décors sur la scène défie toute logique (on félicite les créateurs de décors, s’il s’en est trouvé pour obéir à toutes les prescriptions de Strindberg !). On est dans l’inconstance, l’évanescence et la fluidité fuyante du rêve. Les personnages meurent à volonté et ressuscitent trois pages après, sans justification sérieuse...
Derrière cette farce, Strindberg a réussi à faire vivre au forgeron des moments réellement émouvants : quand il accepte d’aimer une lépreuse (par amour pur) ; le géant de Hofburg (un avatar du forgeron) a quelque chose d’une puissante poésie tellurique bien païenne. L’ironie et la satire infestent les répliques, y compris pour verser de l’acide sur les mœurs politiques en vigueur.
De cette entreprise de désacralisation effrontée de mythes, il reste l’interrogation fondamentale à laquelle le forgeron et Saint Pierre répondent de manière très différentes : quelles sont les voies du bonheur, et comment entrer au Paradis ?
khorsabad
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le 15 févr. 2017

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