ll est des êtres dont on n'imagine pas qu'ils furent jeunes un jour, et pour moi Victor Hugo, comme pour nombre d'élèves et d'adolescents, c'était d'abord le poète chenu de mes livres, l'archétype du vieil homme sage et bienveillant qui célébrait L' Art d'être grand-père, l'auteur inspiré de La Légende des siècles et des Misérables et le père meurtri d'une certaine Léopoldine, sa fille adorée disparue tragiquement, à laquelle il dédiait de superbes poèmes.
J'avais tout simplement oublié que le vénéré et vénérable poète, était aussi l'auteur enflammé d'un drame romantique qui avait pour nom Hernani, et que le jeune homme de 1830, tout à sa fougue juvénile, qui défendait sa pièce bec et ongles avec ses amis Les Flamboyants s'appelait aussi Victor Hugo.
Je croyais tout connaître de lui, emplie d'une admiration un peu conformiste et l'avouerai-je, légèrement condescendante, même si Les Contemplations recélaient des trésors de sensibilité qui me touchaient déjà profondément sans que je veuille me l'avouer.
Et puis un jour, il n'y a pas si longtemps, je tombai sur le poème 19 du premier recueil, et là ce fut l'éblouissement de la découverte, de la rencontre avec un garçon timide et hésitant qui venait d'écrire son plus beau poème de jeunesse, celui que tout adolescent rêverait de dédier à la première femme de sa vie, cette Rose de quatre ans son aînée devant laquelle le tout jeune Victor de 16 ans passait, distrait et indifférent jusqu'à ce que...
Vieille Chanson du Jeune Temps
Je ne songeais pas à Rose ;
Rose au bois vint avec moi ;
Nous parlions de quelque chose,
Mais je ne sais plus de quoi.
J'étais froid comme les marbres ;
Je marchais à pas distraits ;
Je parlais des fleurs, des arbres
Son oeil semblait dire: " Après ? "
La rosée offrait ses perles,
Le taillis ses parasols ; J'allais ;
j'écoutais les merles,
Et Rose les rossignols.
Moi, seize ans, et l'air morose ;
Elle, vingt ; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient Rose
Et les merles me sifflaient.
Rose, droite sur ses hanches,
Leva son beau bras tremblant
Pour prendre une mûre aux branches
Je ne vis pas son bras blanc.
Une eau courait, fraîche et creuse,
Sur les mousses de velours ;
Et la nature amoureuse
Dormait dans les grands bois sourds.
Rose défit sa chaussure,
Et mit, d'un air ingénu,
Son petit pied dans l'eau pure
Je ne vis pas son pied nu.
Je ne savais que lui dire ;
Je la suivais dans le bois,
La voyant parfois sourire
Et soupirer quelquefois.
Je ne vis qu'elle était belle
Qu'en sortant des grands bois sourds,
Soit, n'y pensons plus, dit-elle,
Depuis, j'y pense toujours.
Les Contemplations Livre I
Depuis cette promenade dans les bois je ne vois plus Victor Hugo de la même façon, et sa Vieille Chanson du jeune temps m'accompagne bien souvent dans mes rêveries, devenue l'un de mes poèmes favoris.