Geoffrey Chaucer a été, au cours de son existence, un important fonctionnaire lors des règnes consécutifs d'Edward III, de Richard II et d'Henry IV. En outre, il était le beau-frère de John of Gaunt (ce dernier étant fils, oncle, père, grand-père, arrière-grand-père de monarques, donc ce n'était pas n'importe qui !) par son mariage avec la sœur de la femme de Johnny (ça va, vous suivez ?) et a eu l'honneur d'être le premier écrivain à être enterré dans le Coin des poètes de l'abbaye de Westminster. Ouais, ça, ce sont des anecdotes biographiques qui déchirent grave. Pour en revenir à sa carrière, Chaucer a même tâté de la diplomatie. Ce qui lui a donné l'occasion de voyager dans plusieurs pays d'Europe et de faire connaissance avec les œuvres de plusieurs auteurs étrangers, dont un certain Boccace. En sus des nombreuses cultures artistiques qu'il a croisées, ses divers emplois au service de Ses diverses Majestés l'ont mis en contact avec des personnes de différentes classes sociales.
Et ça se voit dès l'introduction de ses célèbres Contes de Canterbury, qui a contribué à créer une renommée à la littérature anglaise. Sans parler qu'elle a contribué aussi à mettre la langue anglaise (comme l'avait fait avant Dante, Boccace et Pétrarque avec l'italien !) au premier plan à une époque lors de laquelle les élites du royaume parlaient l'anglo-normand. Pour en revenir au sujet de l'influence de la vie de l'auteur sur son récit... oui, ça se voit parce que l'ensemble présente des personnages de toutes les catégories sociales de l'île qui n'était pas encore surnommée "Perfide Albion".
Pour justifier le fait que tous ces caractères, qui n'auraient jamais dû se rencontrer ou du moins faire connaissance, entrent en contact, Chaucer trouve le prétexte d'un pèlerinage sur le tombeau de l'ancien archevêque de la ville, Saint Thomas Becket (pour celles et ceux qui veulent savoir qui était cette figure religieuse, je leur recommande l'excellent film de Peter Glenville, intitulé Becket, avec Richard Burton et Peter O'Toole !).
Bref, tout commence dans une auberge située à Londres, dans laquelle, Chaucer, lui-même, se retrouve avec 29 autres pèlerins, (comme je l'ai dit auparavant !) de classes sociales et d'horizons différents. L'aubergiste propose que chacun d'entre eux raconte deux contes à l'aller et deux contes au retour pour passer plus agréablement le temps lors des trajets. Celui ou celle qui présentera le meilleur conte aura le droit à un diner gratuit, payé par les autres...
Alors, 30 pèlerins x 4 contes chacun = 120 histoires ? Eh ben non, le recueil est composé uniquement de 22 contes en tout + 2 inachevés. Chaucer n'a jamais terminé son œuvre.
Bon, que dire de cet ensemble ne contenant que 24 récits complets ou incomplets ?
Déjà, Chaucer avait visiblement compris qu'une des faiblesses du Décaméron de Boccace (qui est la source d'inspiration la plus importante pour Les Contes de Canterbury, sauf que dans ces derniers, le vers est majoritairement présent !) est le fait que les narrateurs des nouvelles du recueil de l'auteur florentin sont trop semblables, trop interchangeables pour insuffler la moindre personnalité à l'histoire contée, aussi bien sur le fond que sur la forme. L'auteur anglais ne tombe pas dans ce piège en prenant bien le temps, en introduction, de présenter chaque pèlerin, c'est-à-dire chaque futur narrateur. Et leur personnalité, influencée par leur classe sociale, par leur profession, imprime les histoires qu'ils narrent.
Ensuite, même si les trajets en eux-mêmes sont très peu décrits, les interactions entre les divers pèlerins peuvent injecter une certaine dynamique. Ainsi, par exemple, quand le meunier ose se foutre de la gueule d'un charpentier dans son récit, le conteur suivant, le régisseur, se trouvant être un ancien charpentier, ne manque pas, de rage, d'enchaîner sur une histoire mettant en scène un meunier ridicule. Ou encore, quand Chaucer personnage se met à raconter son premier conte, il est interrompu rudement par l'aubergiste, qui lui dit que son histoire est toute pourrie et qu'il est prié d'en trouver une autre.
Pour ce qui est des contes en eux-mêmes, il y a en des grivois, d'autres satiriques (en particulier sur les figures religieuses qui s'en prennent plein la tronche !), d'autres, en majorité, sous influence antique, mythologique ou du roman de chevalerie, plus dramatiques (avec des personnages de la Noblesse !), d'autres ayant une très forte teneur religieuse. Le panorama est assez large.
Les meilleurs, selon moi, sont le "Conte du Meunier" (La femme d'un charpentier veut avoir une liaison avec l'étudiant, que le mari loge, et réciproquement. Ils décident de jouer sur la naïveté du cocu en devenir pour pouvoir étancher leur envie charnel sans se faire prendre. Dans le même temps, la donzelle a un autre prétendant, dont elle aimerait bien se débarrasser, car les sentiments ne sont pas mutuels...), le "Conte du Régisseur" (Un meunier, marié et ayant une fille, décide d'escroquer deux étudiants, mais ses intentions malhonnêtes vont évidemment se retourner contre lui et cela ne lui sera pas qu'humiliant sur le plan financier...), le "Conte du Frère" (Un huissier d'église, hypocrite, avide d'argent et sans scrupules, accepte d'être accompagné dans sa tournée de crapuleries par un inconnu, qui n'est autre qu'un démon venu de l'Enfer...), celui qui suit, le "Conte de l'huissier ecclésiastique" (Un frère cupide veut obtenir de la thune d'un agonisant sur son lit de mort. Celui-ci, conscient des intentions peu spirituelles et peu recommandables du religieux, décide de lui faire un don peu commun, peu plaisant et bien odorant...) et le "Conte du Vendeur d'indulgences" (Trois gibiers de potence mettent la main sur un trésor, mais ils sont bien décidés à ne pas se le partager...). À noter aussi, le "Conte de la bourgeoise de Bath" qui est intéressant par sa dimension résolument féministe.
En fait, les contes susmentionnés sont ceux qui dégagent le plus une impression d'inédit, d'être les créations de l'auteur lui-même. Quand Chaucer reprend des histoires déjà lues ailleurs (puisant en bonne partie chez Boccace !), sur le fond, c'est rebattu, il n'y a rien pour les rendre intéressantes à nouveau. Au contraire, il leur retire même de la matière. Ce qui fait que le cadre du récit, les motifs des personnages ne sont pas aussi bien exposés que chez l'auteur florentin et toutes les autres sources qu'il utilise.
De plus, Chaucer s'engouffre dans des "contes" qui ont plus l'allure de longs et interminables traités qu'autre chose. Ces parties ont été barbantes, pour moi, à lire. Elles auraient plus digestes si leurs messages avaient été intégrées véritablement dans une histoire. Je pense notamment à l'allégorie morale de "Mélibée et Dame Prudence", dans laquelle est exposée ce que doit être un bon chef d'état, avec une candeur qui a dû bien faire marrer Machiavel, s'il a eu le bouquin entre les mains. Ou encore, la conclusion avec la "Prestation du Curé" qui évoque les péchés capitaux et prescrit des conseils bateaux pour y résister.
En résumé, Les Contes de Canterbury, avec son lot de richesses, ses qualités et ses défauts, ses moments prenants, ses moments ennuyeux, ses originalités, son absence sporadique d'originalité, est une œuvre littéraire, historiquement et culturellement essentielle certes, mais inégale.