Je suis novice en Jérôme Leroy : je n'ai lu que Vivonne, que j'ai adoré. Dans ce nouveau roman, Leroy abandonne la SF pas si futuriste pour nous plonger dans notre propre réalité, un peu distordue. Nathalie Séchard, femme politique socialiste de l'aile strauss-kahnienne (comme on disait dans l'ancien monde) remporte in extremis la présidentielle de 2017 avec son parti Nouvelle Société (NS), sur une promesse de renouvellement démocratique, de dépassement des clivages et de modernisation de l'État. Elle est en couple avec un homme plus jeune qu'elle, un poète. Affaiblie par la révolte sociale des Gilets jaunes, une pandémie mondiale, les fortes restrictions des libertés qui l'accompagnent et un mouvement antivax complotiste virulent, elle décide de ne pas se représenter, enclenchant ainsi une guerre de succession entre les deux jambes de sa majorité, ressuscitant ainsi les clivages qu'elle prétendait synthétiser.
Oui, ça vous dit quelque chose : c'est le jeu. Beaucoup de noms changent (Castex, Le Pen), certains pas (Jospin, Chirac, Pasqua). Voilà le contrat fictionnel du livre : Leroy écrit sur un présent légèrement alternatif pour mieux le décrire. Le lecteur se prend au jeu des ressemblances : Beauséant, le très droitier ministre de l'Intérieur formé par Chirac et Pasqua, se revendique du grand Charles ; Manerville, ministre de l'Écologie, évoque le rallié Nicolas Hulot ; Darthèze, ministre de la Défense, fait penser à Michèle Alliot-Marie... Au-dessus de la mêlée politique, Leroy reprend les archétypes qu'il identifie pour décrire la société contemporaine : la jeune bourgeoise normalienne d'extrême-gauche, le poète désargenté écolo-zadiste, les white trash normands du Bloc Patriotique, les barbouzes au service flou de l'État... C'est, il semblerait, un roman noir (genre auquel je ne connais rien) : l'intrigue, ici politique, sert de prétexte pour raconter la réalité sociale. Leroy décrit les coulisses de l'État, fonctionnant en sous-main, sans tomber dans la paranoïa complotiste d'un État profond. Et surtout, surtout, malgré les tueries, malgré l'extrême-droite omniprésente dans les champs politique et médiatique, Leroy écrit que l'espoir vient de la jeunesse, de ses révoltes et ses luttes.
Le roman laisse penser à un narrateur omniscient, toujours un peu en retrait de l'action, sautant et gambadant dans les histoires individuelles et les temporalités (les flashbacks, comme on dit dans le nouveau monde) avec une limpidité saisissante. Mais la vraie histoire, c'est celle de Clio, la fille du ministre Manerville, khâgneuse amoureuse des révolutionnaires d'extrême-gauche et de la littérature.
"Elle veut renverser l'ordre ancien mais elle aimerait autant le faire avec des gens qui sentent le frais. Une révolution n'est pas un dîner de gala, elle est d'accord, mais enfin elle n'est pas obligée de respirer en permanence une odeur de fringues mal lavées et de dessous de bras" (151)
Elle vit un amour fusionnel avec son père, protégée par le mystérieux Capitaine. Ces personnages vivent des (une ?) histoires d'amour que l'on découvre au fil du roman. Plus qu'une fable politique, Les derniers jours des fauves est une poignante histoire d'amour et d'amitié, de sacrifice et de fraternité.
Qui laisse d'ailleurs un arrière-goût un peu amer : c'est le prolo, Joseph, qui sacrifie son avenir certes incertain pour celui, radieux, de son ami bourgeois, Guillaume...
La lecture est illuminée par les accès de poésie de l'auteur, aussi bien les paysages de mer, la Bretagne et le pays de Caux haut-normand, que la gare d'Arras :
"Il regarde le monument aux morts qui a quelque chose de mésopotamien" (413)
C'est vrai, et c'est magnifique.