Here are the young men, the weight on their shoulders...

...Here are the young men, well where have they been?



«Nous sommes plus jeunes d’une génération, peut-être nous est-il réservé des expériences qu’ils n’ont jamais seulement pressenties.»



Il n’y a pas d’histoire. On ne suit pas l’évolution spirituelle d’un jeune garçon comme dans Demian, ni les tribulations d’une fugue dans New York comme dans Catcher in the Rye. L’adolescence de Törless est à mille lieues de celle de Vadim de Roman avec Cocaïne. Non, les évènements n’ont rien de familier. La poésie y est froide, ou elle n’est pas. Et la sensualité souvent étouffée est l’unique source de chaleur à l'intérieur des murs de cette école militaire.


Au fil des pages, je repensais à Le Mépris de Godard. Dans le film, un simple regard, un simple geste, amorcent une bombe tacite à la lente déflagration, et une fois l’engrenage enclenché, c’est irréversible, il n’y aura aucune fuite possible. Il ne se passe rien et pourtant tout se passe, et radicalement. Dans le roman de Musil, c’est le même principe : Un évènement fortuit qui bien que vil a tout d’anodin et voilà que le jeune Törless ressent comme une fissure en lui. Une énigme se construit et il n’aura de repos que lorsqu’il l’aura décryptée, aussi forte soit cette tempête intérieure, aussi croissant soit son désarroi.


Alors, comment décrire ou ne serait-ce que se pencher sur Les désarrois de l’élève Törless, cette œuvre analytique aussi déroutante que vertigineuse, proche d’un effet Vertigo littéraire?


Soit K un corps. La définition des espaces vectoriels repose sur la structure de corps, mais le lecteur peut lire K comme le corps R des réels ou celui C des complexes, au sein d’un espace vectoriel… Non, non, il y a bien un moyen de simplifier…



«Chacun sait que tout a son explication simple et naturelle, et Törless ne l’ignorait point; mais, avec une stupeur teintée d’angoisse, il croyait découvrir que cette explication n’avait retiré aux choses que leur enveloppe la plus superficielle, sans mettre le noyau à nu; et c’était ce noyau que Törless, d’un regard qui semblait devenu presque anormal, ne pouvait plus s’empêcher maintenant de voir briller au fond de tout.»



Ainsi, Les désarrois de l’élève Törless n’est ni plus ni moins que la tentative forcenée de résoudre une équation, une équation impossible. Dans le calcul d’un algorithme mathématique, on tient compte des notions de domination ainsi que d’une variable désignant la quantité d’informations. Et c’est l’exercice auquel se soumet Törless. Il est d’ailleurs intéressant de noter ce terme : « domination » qui sied à merveille à une des multiples strates du roman, les deux «compagnons », Beineberg et Reiting, ayant été perçus comme la représentation d’un système violent et autoritaire, présageant ce qu’allait connaître l’Europe avec la manipulation de la masse. Mais oublions cela. Gardons que le contexte à l’école de W., lors de l’éveil de Törless, est sous le joug de jeux de dominations tant physiques que psychologiques, voire parfois métaphysiques (Beineberg). C’est dans un tel contexte que l’élève Törless cherche à tout éprouver, que ce soit les choses, les êtres ou les évènements; tout est facteur d’informations. Partir de la lumière d’une réalité extérieure pour disperser les ombres d’une réalité intérieure, perceptible qu’à de rares instants. L’algorithme élaboré tout au long du roman met en lumière une chose : les mots emprisonnent la réalité et ses émotions, ou du moins ne peuvent les contenir, ne peuvent les exprimer avec précision. Le langage est une arme chargée à blanc qui détonne, mais jamais n’atteint sa cible.



«Une fois encore il eut l’impression qu’une lumière jaillissait de lui, illuminant de vastes étendues… puis une pluie de cendres tomba sur ses yeux, et la splendeur multicolore qui l’avait ébloui fut voilée.»



On dit qu’un algorithme est correct lorsque, pour chaque instance, il se termine en produisant la bonne sortie, c'est-à-dire qu'il résout le problème posé. Mais voilà, à l’instar des nombres imaginaires tourmentant Törless, face à une impasse irrationnelle, il reste toujours la possibilité de croire à défaut de comprendre. La compréhension viendra plus tard. Peut-être. « Les choses sont les choses et elles le resteront toujours; je continuerai à les voir tantôt comme ci, tantôt comme ça. Tantôt avec les yeux de la raison, tantôt avec les autres… », dit Törless, comme s’il n’y avait d’autre issue que d’abdiquer pour atteindre un semblant de sens à toutes ces étapes traversées, éprouvées, atteindre une finitude à son algorithme. Ainsi, le regard comme le langage ou les mathématiques ne peuvent tendre vers l’infini. Mais il est toujours possible d’essayer.


"Here are the young men, the weight on their shoulders,
Here are the young men, well where have they been?
We knocked on the doors of hell's darker chamber,
Pushed to the limit, we dragged ourselves in,
Watched from the wings as the scenes were replaying,
We saw ourselves now as we never had seen.
Portrayal of the trauma and degeneration,
The sorrows we suffered and never were free."


(Joy Division, ‘Decades’)

Templar
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le 26 avr. 2013

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