Un mois, un mois entier de lecture sinueuse, éreintante, tantôt désabusée, tantôt frénétique, s’achève. Religieusement, j’ai refermé le livre, restant quelques secondes absent, hébété, avant de le rouvrir soudain pour relire cette dernière page, ces derniers mots, m’assurer que je ne les avais pas inventés.
Jusque dans ces derniers mots résonne encore, encore maintenant, tout le roman contenu, comme le final d’une symphonie dont on ne comprend la dimension qu’après le silence qu’elle laisse. Pendant ce long mois de lecture, interrompue d’attentes perplexes qui l’ont secrètement travaillée, je me suis raconté à moi-même l’histoire de Michel, de cet amour qui n’avait le permis d’exister qu’en étant justement impossible. Je me suis reconnu, j’ai vécu, revécu, moi qui ai cessé de vivre. J’ai cru, moi qui n’ai jamais cru. Les Deux Étendards m’a fait revivre pour mieux me tuer.
Ce livre a beaucoup de défauts, défauts qui se révèlent être sa force. La narration subjective de Rebatet m’a fait passer par maints états, de l’ennui à la joie, jusqu’au dégoût lorsque je pressentais le dénouement redouté, tandis que le nombre important de pages qu’il me restait à lire continuait de tromper mon espérance, s’enfonçant toujours plus profondément dans une réalité inéluctable – dans la réalité.
Les Deux Étendards n’est pas un livre facile à lire. Le style, au début, m’a déplu par son érudition ostentatoire, bien qu’il épouse et serve la narration. Mais il ne m’a déplu que le temps de m’y habituer. Les courtes descriptions sont aussi vivantes que nos propres souvenirs. Les dialogues sont ceux que nous aurions pu tenir dans notre jeunesse idéale. Les analyses musicales, dont j’attendais beaucoup, ayant lu que Rebatet avait été un critique estimé dans ce domaine, m’ont quant à elles déçu, n’étant qu’une accumulation de termes techniques à seule vocation décorative. Mais ce sera là ma seule critique. Car le véritable génie de Rebatet réside dans l’art de la narration.
Les cent dernières pages sont d’une intensité émotive rarement atteinte en littérature, contenant en elles les mille-deux-cents autres pages de frustrations méthodiquement distillées, la somme des illusions que nous nous sommes fabriquées tout au long de notre lecture. Pourtant il demeure encore quelque chose d’infini dans ce livre, d'inachevé, et je crois qu'il s'agit de nous-mêmes.