Attention, spoils inside. Il faut lire l'oeuvre avant ma critique, mais vraiment, il faut la lire.
Il est difficile de ne voir pas, en lisant ce chef-d'oeuvre de Crébillon fils, l'influence titanesque qu'il a eu sur Les Liaisons dangereuses (le meilleur roman du monde entier, c'est incontestable et qui ose me contredire se verra offert à mes coups de hache). Un roman libertin, pas au sens où l'auteur défend la liberté des moeurs (quoique, pour Laclos c'est certain qu'il ne la défend pas mais pour Crébillon je ne m'aventurerai pas trop), mais plutôt au sens où les personnages sont libertins, et où l'on dénonce les excès, les us et coutumes de l'époque, l'hypocrisie de la haute société et les fausses vertus. Ce qui est singulier chez Crébillon, c'est que c'est le libertin qui fait ce constat et qui agit d'autant plus hypocritement, assumant totalement le paradoxal de sa situation, pour se plier aux habitudes du temps... Une situation extrêmement complexe., puisqu'on veut nous faire croire que tout le monde est libertin au-delà des apparences, et que le libertin n'en est donc pas tant que ça un. Là est sans doute toute l'ambiguïté du courant tel qu'il apparaît dans le roman dit libertin.
Mais là n'est pas pourtant ce qui frappe le plus dans ce roman. L'histoire est somme toute assez simple, et tout entière vouée à la découverte de l'amour et de ses codes : un jeune homme, Meilcour, s'éprend peu à peu (ou croit s'éprendre) d'une amie de sa mère, Mme de Lursay, et tombe parallèlement follement amoureux de la belle Hortense de Théville, pour ensuite se faire courtiser par la vulgaire Mme de Senanges. Le roman est le récit de ces rebondissements multiples, entre faux engouements et faux espoirs, détresses et ennuis, fuites et poursuites.
Plusieurs choses sont remarquables : on appréciera tout d'abord la prose subtile, travaillée, extrêmement prenante de Crébillon, une plume fine au service de l'oeuvre. En outre, on admire forcément l'adresse et la profondeur de l'analyse des sentiments, que ce soit directement par Meilcour, le récit étant écrit à la première personne, ou par des personnages comme Mme de Lursay voire LE libertin de l'histoire, Versac. Importance de Versac qui donne l'occasion d'un assez long développement critique très intelligent et subversif sur les moeurs du XVIIIe. Le propos général est d'une lucidité presque désintéressée, d'une vérité qui amuse ou afflige, peut-être abusive parfois mais bien souvent vraie. On retrouve cette ambiguïté dont je parlais tout à l'heure : Meilcour nous narre ses débuts dans le monde et son éducation sentimentale (clin d'oeil), sans que l'on puisse jamais savoir s'il déplore ou assume sa situation, sans véritable jugement sur ce qu'il fait subir à Mme de Lursay. On va même plus loin dans le doute : on ne saura jamais si Meilcour succombe à la Senanges, si Hortense l'aime ou non, on ne sait ce qu'il advient de Meilcour après la chute inattendue de Lursay. C'est une qualité énorme que ce silence et cette difficulté de l'oeuvre ; c'est aussi sa faiblesse, car la fin n'est pas (VRAIMENT PAS DU TOUT) une fin et je reste sur ma faim (haha).
Inattendu : car le déroulement du récit est bel et bien inattendu, Crébillon joue avec son lecteur, tout est constamment chamboulé avec une véracité frustrante et en même temps délectable, car toujours quelque chose arrive qui éveille l'intérêt. Jusqu'à la fin on ne peut deviner ce qui va advenir, on attend... Et on attend encore, puisque comme je viens de le dire, on croirait le roman inachevé s'il était posthume.
Un autre défaut mineur, peut-être : parfois la longueur des dialogues, des piques (assez drôles d'ailleurs, et appréciables), de la rhétorique de ces personnages brillants ou ridicules. Cela peut en venir à lasser.
Je n'attribue donc "que" 8 aux Egarements du coeur et de l'esprit, qui m'ont transportée voire subjuguée, pour les défauts (de mon point de vue en tout cas) susdits. Je finis par une comparaison irrésistible avec Les Liaisons : Versac est un Valmont plus vulgaire mais plus philosophe, Senanges est une sous-Merteuil puérile, Hortense est une Volanges avec plus d'esprit, Lursay est une Tourvel moins vertueuse mais au moins aussi intéressante, et enfin Meilcour est un Danceny avec infiniment, infiniment plus d'esprit, et qui se fait ici héros. Ca fait envie non ? Bon, en précisant tout de même que Laclos est légèrement postérieur à Crébillon, donc on peut voir dans le premier l'élève qui surpasse le maître. Même si sur bien des points les deux oeuvres ne sont pas comparables, et chacune a sa valeur propre.
Pour conclure : à lire, évidemment.
MAJ : après ma relecture de l'oeuvre, je trouve toute sa cohérence à la fin. Je ne trouve plus également qu'il y ait du verbiage inutile. Je trouve l'oeuvre parfaite en son genre. Je l'ai travaillée, et je vais la travailler l'an prochain pour mon mémoire si tout va bien, je n'ai plus rien à lui reprocher, et sa structuration est parfaite. Je lui mettrai sans doute 10 à terme, là je me contente de changer mon 8 pour un modeste 9.