Ne nous le cachons pas: Les Enfants de Minuit est un sacré pavé à ingurgiter. Dès la première page, le protagoniste Saleem Sinaï nous annonce : " J'ai été un avaleur de vie ; et pour me connaître, moi seul, il va vous falloir avaler également l'ensemble." C'est pour cela que nous nous retrouvons avec près de 500 pages - police de caractère très petite - dans les mains. Et comme tout pavé littéraire, soyons honnête, nous appréhendons la lecture de ce dernier. En tout cas, je l'ai fortement appréhendé, pensant que je ne le finirai jamais. Dans ce cas de figure, deux solutions se sont offertes à moi ; soit on va à la guerre : "je finirai ce livre coûte que coûte!", soit on espère être emporté dès le départ dans l'univers du narrateur qui nous accompagnera dans la longue et éprouvante quête du point final.


Dès les premières lignes, je me retrouve dans la deuxième solution. Le narrateur vous capture, vous invite dans ses interrogations intimes d'écrivain (car le narrateur écrit sa propre vie) et vous fait plonger immédiatement dans la période indépendantiste indienne, puis dans l'Inde contemporaine du narrateur, pour ensuite vous retrouver une trentaine d'années avant cette indépendance. Et tout ceci en une page... Bref, vous vous retrouvez dans une sorte de tunnel temporel dans lequel vous êtes étrangement à l'aise. Tout est fluide, logique, vous n'êtes jamais perdu. Bien que profane de l'écriture, je devine que c'est une énorme prouesse que réussit là Salman Rushdie. Passé, futur, et le présent s'entremêlent pour ce conte fantastique/récit politique, ce que la quatrième de couverture qualifie de "saga baroque et burlesque [...] pamphlet politique impitoyable".


Je vais être honnête: le pamphlet politique ne m'a pas vraiment plu. J'émets une certaine nuance car, même s'il m'a été difficile de comprendre de quoi parlait Saleem - notamment lorsqu'il évoque les différents partis et courants politiques qui se succèdent au fils des ans et des indépendances revendiquées - ce récit politique est obligatoire. Le conte fantastique ne peut exister sans ce récit politique car les deux s'articulent nécessairement ensemble. De ce fait, le récit politique reste un élément clé du récit - qu'il nous intéresse ou non - et il ne peut donc pas être totalement déplaisant. C'est très bien joué de la part de Rushdie.


Allons donc au plus intéressant d'après moi: le conte fantastique. On peut parler de biographie de la famille Sinaï dans le premier livre, puis d'autobiographie de Saleem sur les deux derniers livres. (Oui, le roman est scindé en trois livres qui représente trois phases importantes de la vie de Saleem, bien que la première partie ne soit pas vraiment sa vie mais celles de ses aïeux. Mais, comme on le comprend très vite, tout est lié dans la vie de Saleem, rien n'existe aléatoirement et indépendamment du narrateur...) La vie de Saleem - racontée à travers les TROIS livres donc - est fantastique, on ne devrait d'ailleurs pas parler d'une seule et même vie, mais de vies multiples. (Preuve étant, le narrateur change parfois de nom...) Et tout s'articule très bien, tout est logique, on n'est jamais perdu. Ceci est du à une chose: la façon dont Rushdie arrive à développer les personnages secondaires afin d'étoffer et nous permettre de mieux comprendre la vie de Saleem Sinaï. Par cet excellent tour de force, Rushdie nous oblige à nous identifier au personnage et c'est grâce à cela que tout semble logique et coule de source. Il faut bien le préciser : Saleem nous conte sa vie, mais pour y arriver il doit nous conter la vie des autres. Et les autres sont sa famille, ses amis, les voisins, les indiens, les pakistanais, les apatrides, les illusionnistes, les animaux, les lieux, etc... En d'autres termes : pour comprendre Saleem, il nous faut comprendre le monde. "Rien que ça!" me diriez-vous. Et pourtant, c'est réussi.


Pour conclure, j'en reviens à ce que j'écrivais un peu plus haut: c'est effectivement un gros pavé littéraire, ce qu'on appelle un "roman-fleuve". Mais lorsque l'on sait qu'il contient plus de 60 années d'Histoire de 3 pays distincts, les vies de mille et une personnes, un arbre généalogique bien fourni et des péripéties à rendre jaloux Jamal Malik de Slumdog Millionaire, on se dit que "presque 500 pages" ce n'est finalement rien... Croyez-le ou non, mais je l'ai fini... et j'ai apprécié cette longue et agréable quête du point final.

Tewstuff
8
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le 17 oct. 2018

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Tewstuff

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