Dire que les Événements racontent une guerre civile en France est une chose ; lire un texte qui parle de Clermont-Ferrand, Pithiviers ou Port-de-Bouc à la manière dont l’actualité plus ou moins récente faisait évoquer Beyrouth, Mossoul ou Srebrenica en est une autre, déjà plus concrète : si vous savez ce que signifient FINUL et AQMI, vous découvrirez ici la FINUF et AQBRI. Pour brouiller encore davantage les repères – journalisme ou littérature ? héros ou antihéros ? première ou troisième personne ? guerre ou tourisme ? –, le narrateur, qui tantôt dit je, tantôt est appelé « le narrateur », évoque son errance non comme un malheureux civil pris dans la tourmente, encore moins comme un quidam devenu héros de l’ombre par la force des circonstances, mais avec une forme de détachement esthète et bucolique : imaginez un Droopy amateur de paysages qui vous raconterait la guerre de Troie.
Ça donne des phrases telles que « Mises ensemble, toutes ces choses – bois sombre, haies vaporeuses, champs verdissant, amas de curés morts – auraient composé un beau sujet pour une peinture de genre » (p. 17 en « Folio »). Délibérément, l’approche de Jean Rolin fait fi de tous les passages obligés du roman pacifiste comme du roman de guerre. Il n’y a pas ici d’engagement au sens où on l’entend d’ordinaire : l’aspect dérisoire de la guerre – d’ailleurs les Événements en taisent les causes – n’est finalement que l’application en temps de guerre d’une vanité plus générale, celle qui fait dire au narrateurs que des miliciens « n’affichaient aucun signe d’appartenance à un parti quelconque, leur armement disparate, composé principalement de fusils de chasse, les désignait plutôt comme des amateurs, heureux d’avoir trouvé ce moyen, momentanément sans danger, de contribuer au désordre général et d’améliorer leur ordinaire. Au moins quand ils étaient à jeun […] leur capacité de nuire devait être assez limitée » (p. 34-35) ou que « (L’un des plus excités, observai-je, portait l’insigne à damier rouge et blanc de l’Oustacha, sur lequel il avait du se rabattre, chez un brocanteur spécialisé, faute d’y avoir déniché la totenkopf qui sans doute eût fait son bonheur.) » (p. 134-135).
Ainsi, la question du sens des signes est soulevée aussi bien par les personnages que par l’écriture elle-même – ce qui rend évidente la dimension littéraire d’un texte qui n’est pas qu’un roman distrayant. Les Événements semblent généraliser au monde en général ce que dit le narrateur à propos de la remarque d’un photographe de guerre dont il a fait la connaissance : « Quand je lui fis remarquer que cet itinéraire n’était peut-être pas le plus approprié, Maussifrotte se contenta d’observer, sobrement, que “c’est toujours quand on cherche à se protéger qu’on ramasse”, proposition qu’il est aussi aisé de démontrer que son contraire. » (p. 161). De même, un capitaine d’une armée à peu près régulière « n’a pas le temps d’aider le narrateur à comprendre pourquoi, ou comment, la même musique a pu servir d’emballage à des contenus idéologiques aussi différents » (p. 87)…
Ceci étant établi, il apparaît évident qu’il n’y a rien de proprement apocalyptique dans les Événements. Et il faudrait être d’une singulière mauvaise foi pour trouver dans le texte quelque chose comme du racisme ou de l’islamophobie, y compris lorsqu’il est question d’AQBRI (« Al Qaïda dans les Bouches-du-Rhône Islamiques » !) ou de ces djihadistes qui « saluent d’un “Allah Akbar !” non seulement chaque coup qu’ils portaient, mais aussi, et même avec un surcroît d’enthousiasme, chaque coup qu’ils recevaient. L’un dans l’autre, cela faisait une suite presque ininterrompue de ces invocations, auxquelles les défenseurs de la poche répondaient de loin en loin par quelques blasphèmes bien sentis » (p. 156).
Quand on imagine à quel genre de délire peut mener une fiction sur le thème d’une guerre civile en France – et qu’on sait quelles connotations l’expression peut avoir dans certaines bouches –, on sait gré à certains textes d’être intelligents.

Alcofribas
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le 31 juil. 2018

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