En 1911, Apollinaire est un jeune écrivain prometteur, âgé de 31 ans ; un futur Orphée, référence mythique évidente pour ce poète qui se donnera comme vocation d'enchanter le réel (et donc, d'animer la nature, comme le beau musicien de l'histoire) par son verbe. Mais avant de devenir Orphée, ben parfois, on déconne. Et sur ce coup-là, ce cher Apo a déconné grave.


Non content de pomper un récit allemand préexistant, Apollinaire écrit, de plus, à partir de ce matériau, un conte libertin d'une médiocrité scandaleuse.
Car ce qui est scandaleux, ce n'est pas ce qui voudrait l'être, dans cette nouvelle pornographique. Le héros, jeune homme tout juste pubère, nous raconte comment sa mère, sa tante, ses soeurs, et toutes les filles ou femmes qui croisent son chemin, l'excitent, et comment il va toutes les ken (sauf sa mère, parce que bon, soyons dans l'inceste, mais soyons raisonnable). Un tel récit est évidemment fait pour choquer, et on peut imaginer le ricanement de plaisir éprouvé par Apollinaire au moment où il conçoit son petit ouvrage clandestin : "Hinhinhinhin comme je suis trop subversif je vais raconter l'histoire d'un ado qui baise sa soeur, c'est ouf quoi, rpz Sade mon frère si tu m'entends." Ouais, ouais. Sauf qu'en fait. Ça n'a. Rien. D'original.


Ben ouais, parce qu'en fait mon chou, avant toi il y a eu le XVIIIe siècle ; et au XVIIIe siècle, l'abondante production pornographique a fait de la littérature le lieu de toutes les expérimentations les plus folles. Et il n'a même pas fallu attendre Sade pour que des personnages de fiction couchent allègrement avec tout et n'importe quoi. Apollinaire reprend à son compte tous les poncifs de la littérature pornographique qui l'a précédé de deux siècles : le vocabulaire à la fois explicite et soutenu selon les normes linguistiques de XXe-XXIe siècles (un pénis est un vit, on ne jouit pas mais on décharge, etc) ; le mâle viril mais charmant de naïveté enchaîne les actes sexuels sans faillir ; ce même mâle viril viole tranquillement les jeunes filles de son choix mais ça va parce que "au début elles se débattent mais ensuite elles kiffent donc elles sont d'accord" (culture du viol coucou, allez lire mes travaux sur le sujet si ça vous intéresse) ; la trame est un simple prétexte à l'énumération d'actes sexuels selon tous les angles de vue, parce qu'il faut bien se renouveler à chaque fois, pour un livre qu'on ne lit qu'à une main... Bref, un exercice de style extrêmement convenu, qui, bien que fait dans les règles de l'art, ne fait pas avancer le schmilblick. Okay, c'est vaguement immoral ; okay, ton personnage est excité par les odeurs de pisse, bon, il y a plus extraordinaire quand même.


Quel est l'intérêt, deux cents ans après l'âge d'or du porn littéraire, de faire exactement la même chose ? Sans rien y ajouter ? Sans actualiser le propos, sans l'enrichir ? C'est cela, voyez-vous, qui m'ébaubit avec la vulgate littéraire (que je connais bien, je suis prof de lettres) : une fois qu'un auteur est encensé, il faut prétendre que tout son oeuvre est de la même teneur et mérite d'être lu et acclamé. Eh bien, non. Je prenais ce Folio 2€ pour passer un petit moment gourmand, facile, qui me promettait monts et merveilles car, Apollinaire, APOLLINAIRE quoi. Et puis non. Je serais d'avis qu'on arrête de promouvoir ce qui est mauvais, il y a des tonnes de petits récits pornographiques qu'il serait plus utile de publier en Folio 2€ alors même qu'ils ne sont pas de la plume d'auteur.trice.s aussi connu.e.s alors même qu'ils sont juste de qualité. Et puis lisons vraiment Sade, dont la qualité philosophique surpasse le délassement vague promis par Les Exploits d'un jeune Don Juan ; lisons Thérèse philosophe, lisons Dom Bougre, lisons du Nerciat et du Crébillon...


D'autant plus que de tels ouvrages, bien plus sulfureux pour leur époque, ont pour eux l'avantage d'être de leur temps ; c'est-à-dire que, la culture du viol, c'est un lieu commun de l'imaginaire érotique du XVIIIe siècle, voire une condition de cet imaginaire, prédéterminée par une conjoncture complexe sur le plan culturel, historique, sociologique, économique, et j'en passe. Au XXe siècle, on n'a plus l'excuse d'un ancrage culturel indépassable ; et on peut, me semble-t-il, légitimement attendre d'un artiste visionnaire qu'il voie un peu plus loin que des fantasmes anachroniques de violence sexuelle, qu'il explore d'autres voies que celles qui sont devenues nauséabondes. De plus, je suis encline à tout pardonner si la qualité littéraire dépasse la nausée, et en particulier si la nausée elle-même a un intérêt littéraire ; malheureusement, Les Exploits d'un jeune Don Juan peuvent tout juste se vanter d'être passablement écrits, et ils n'eussent pas existé, qu'ils n'eussent pas manqué à l'histoire littéraire. C'est donc une nouvelle tout à fait dispensable, et dont j'aurais aimé me dispenser.


On voit bien je pense que j'en veux à ce cher Orphée de la modernité. Oui, tout à fait : car comment faire tenir ensemble l'auteur de pages si sublimement écrites, si sublimement novatrices, si sublimement réellement subversives, et de cette anecdote aussi fade qu'elle se veut provocante ?
A tel point que je baisse encore ma note, dites.
Fondamentalement, ai-je passé un moment désagréable ? En termes de divertissement pur, non ; idéologiquement et littérairement, oui, tout à fait, j'ai été agacée voire passablement consternée tout au long de ma lecture.
Il vaut mieux ouvrir Les Onze Mille Verges, qu'il faudrait d'ailleurs que je relise pour bien vérifier que c'est aussi bien que lors de ma première lecture il y a une dizaine d'années ; ou ouvrir Alcools pour jouir de la beauté de la langue, ou ouvrir Les Mamelles de Tirésias pour jouir du rire léger et politique de notre poète protéiforme.

Eggdoll
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le 22 oct. 2019

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