Ce qui frappe tout de suite, dans Les Frères Karamazov, c’est la faculté de Dostoïevski à construire tout un monde, par lieux géographiques et galerie impressionnante de personnages. Cela commence avec le monastère, puis on enchaîne sur la maison de Fiodor, celle de Katerina Ivanovna, la modeste habitation d’Ilioucha et ses parents, en passant par les tribunaux, les tavernes et les cimetières. On a l’impression que Dostoïevski a comme embrassé l’humanité toute entière dans son roman, en étudiant des sujets aussi variés que la famille, l’amour, le crime, l’argent, Dieu, l’âme russe, la justice, la jalousie, avec des personnages extrêmement variés et ambivalents. Vous me direz, sur 1000 pages, on a de quoi étudier l’âme humaine de fond en comble… !
ATTENTION SPOILERS
La lecture des Frères Karamazov est au début un peu déroutante. Des personnages qui ont plusieurs noms (surnoms en fait), des grands discours théologiques un peu barbants (du moins au début), un rythme assez lent. Il lui faut le temps de placer le décor, de peindre grossièrement ses personnages. C’est la force du roman : on croit, grâce aux 20 premières pages, avoir cerné Alexis, Ivan et Dmitri. Alexis, l’illuminé naïf. Ivan, le nihiliste. Dmitri, le débauché. Mais, au fur et à mesure du livre, ils se révèlent tous extrêmement complexes. Il est d’ailleurs difficile de choisir son ‘’Karamazov préféré’’ tant ils sont tous les trois passionnants. J’ai quand même une affection particulière pour Aliocha, qui m’a totalement bouleversée, dans la grandeur de sa foi, son humanité et ses moments de rébellion, car il en a ! Mais Dmitri et Ivan sont aussi deux personnages fabuleux, qu’on ne risque pas d’oublier en terminant sa lecture.
Autre chose frappante dans ce roman : l’importance des dialogues. Il y a finalement très peu de descriptions, très peu de pauses narratives. Le dialogue domine bien 80% du livre. Ce qui rend le récit très vivant, très dynamique, avec des personnages qui s’affrontent dans des joutes rhétoriques, théologiques ou plus prosaïques. Bref, on ne s’ennuie jamais. Et il est bien difficile de ne pas se laisser emporter par des débats tels que celui d’Ivan et d’Aliocha autour de Dieu et de la souffrance dans le monde, par les plaidoiries des avocats et procureurs lors du procès de Mitia, par les disputes virulentes entre le père et ses fils.
J’aime ce roman pour sa réflexion nuancée et passionnante sur le divin, son passage carrément mystique dans lequel Aliocha a une révélation (cf le titre de cette critique), sa déclaration d’amour à la Russie et à son peuple, sa galerie de personnages masculins tous plus fabuleux les uns que les autres (y compris les enfants ! Et oui !). Mais il faut avouer que Dostoïevski n’est pas très habile quand il s’agit de décrire des femmes. Elles sont toutes hystériques, folles dingues, cruelles et destructrices. Citez moi un beau personnage de femme là dedans…. La femme de Grigori peut-être ? Mais elle n'a guère d'importance dans l'oeuvre… J’étais vraiment choquée de voir que les femmes étaient peintes de façon aussi caricaturale, par rapport à des personnages masculins qui sont pleins de nuances. Quant aux réflexions sur les juifs, ce n’est pas glorieux non plus...
Malheureusement, les femmes complètement frappadingues occupent une place conséquente dans le roman, au gré d'histoires amoureuses délayées, mélodramatiques au possible et pas palpitantes du tout finalement... L’aspect judiciaire ou religieux du roman est bien plus intéressant et plus fin. Dostoïevski ne nous dit pas grand chose sur l’amour, si ce n’est que cela rend les hommes encore plus fous qu’ils ne le sont déjà. Rien de nouveau sous le soleil.
Mais je ne retiens pas cela du roman. Je ne retiens que quelques images marquantes et bouleversantes: Ilioucha mourant chez ses parents, le discours d’Aliocha au cimetière, Ivan devenant fou, Mitia pensant s'échapper aux Etats Unis avec sa bien-aimée… On a raison quand on dit que Dostoïevski est un des écrivains qui décrit le mieux la psychologie humaine. Je ne suis pas prête d’oublier ces trois frères fabuleux, qui ont l'épaisseur de personnes réelles.
Difficile de juger du style d'un ouvrage quand on ne lit pas dans sa langue originale. J'ai lu ce roman dans sa traduction la plus récente, de Markowicz. Pour avoir essayé l'autre traduction, celle de Markowicz me semble plus moderne, plus âpre et plus vulgaire par moment. Je ne saurais la recommander ou la déconseiller. Il faut sûrement essayer les deux puis choisir selon ses préférences. En tout cas, la différence de style est très grande.
Finissons sur un beau passage de la fin du roman:
"Sachez qu'il n'y a rien de plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus utile dans la vie qu'un bon souvenir, surtout quand il provient du jeune âge, de la maison paternelle.
On vous parle beaucoup de votre éducation ; or, un souvenir, conservé depuis l'enfance, est peut-être la meilleure des éducations : si l'on fait provision de tels souvenirs pour la vie, on est sauvé définitivement."