Partant du principe qu’il existe des liens évidents entre les choix doctrinaux et les enjeux liés à la sensualité, Thomas Bouchet propose une relecture originale de l’histoire des socialismes français sous l’angle de leur rapport aux sens. Cette histoire est sans cesse tiraillée entre deux pôles : la caserne et le lupanar, le stoïcisme néo-robespierriste contre la « gastrosophie » fouriériste, le puritanisme proudhonien contre la liberté des mœurs saint-simonienne, la discipline militaire des groupuscules maoïstes contre l’hédonisme soixante-huitard, le sacerdoce vertueux des communistes contre le patriotisme charnel de Mitterrand, Badiou contre Deleuze, le puritanisme trotskiste contre le « socialisme gourmand » de Paul Ariès… « La question de la sensualité est un bon marqueur de l’hétérogénéité des socialismes, de leur éclatement, de leur constant repositionnement. »
Ce livre est également l’occasion de réexaminer l’histoire du PCF, sans cesse partagé « entre modèles militants rigoristes et bouffées de sensualité festive », et de découvrir l’œuvre et l’itinéraire de quelques socialistes sensualistes peu connus : Prosper Enfantin et son idéal de la Femme-Messie, Claire Démar et sa défense de la polyandrie et sa condamnation de la jalousie comme « sentiment anti-social de la propriété », Jollivet-Castelot et sa théorie de réconciliation du corps et de l’esprit, Marcel Sembat et sa passion pour la chair et la bonne chère, Daniel Guérin, Guy Hocquenghem…
Une partie des socialistes se méfie des plaisirs, considérés à la fois comme des facteurs de corruption et d’aliénation, des injonctions à l’individualisme et des perversions bourgeoises. D’autres, comme Fourier, vantent la commensalité comme une forme supérieure de sociabilité ou, comme Lafargue, lient l’épanouissement au loisir. Ce qui n’empêche pas les ennemis du socialisme de le caricaturer systématiquement sous sa forme sensualiste, que ce soit sous la plume de Lamartine, mettant en garde contre « toutes ces doctrines de chair et de sang, de viande et de vin, de soif et de faim, de salaire et de trafic », ou sous celle des adversaires de Léon Blum qui, à droite comme à l’extrême gauche, le représentent souvent sous des traits voluptueux et efféminés. Cette opposition existe toujours aujourd’hui, à l’heure où le puritanisme de gauche prend parfois la forme d’une libération sensuelle obligatoire et où « les injonctions morales qui saturent l’espace public n’ont plus guère d’arrière-plan doctrinal ».