Dire que ce roman était attendu relève de l’euphémisme.
Durant quinze années, Alain Damasio a pris le temps de digérer le succès de La Horde du Contrevent, sa notoriété nouvelle et son statut de plus belle plume de SF française. En grand touche-à-tout qu’il est, il a surtout mis à profit ce temps pour se lancer dans de multiples engagements, artistiques ou politiques. Son nouveau projet littéraire, Les Furtifs, a dû attendre qu’il se relève, qu’il renaisse. Car il s’agissait avant tout pour lui de grandir pour mieux se comprendre, d’évoluer pour changer d’angle, de mûrir pour enfin voir. Une fois prêt, une fois retrouvé, il s’est lancé.
Pour ses lecteurs, l’attente fut longue. Mais après la qualité de son précédent roman, il y avait comme un consensus à patienter le temps qu’il faudrait. Quand on a lu une fois du Damasio, on sait à quel degré de qualité on se confronte. Alors tout ce qui comptait, c’était qu’il soigne sa nouvelle fresque. Longue fut l’attente, des morceaux du roman furent essaimés sur la toile ces dernières années, des dates de sortie plus ou moins hasardeuses furent avancées. Puis le jour des retrouvailles fut bloqué au 18 avril 2019.
Il ne s’en cache pas, Alain Damasio est un perfectionniste. Il avait déjà soufflé son monde avec un travail formel remarquable dans La Horde, mais il a complètement explosé les conventions dans Les Furtifs. En jouant sur les polices et les symboles, l’auteur parvient à sublimer les moments, à transcender son format. En parfait accord avec son discours, il s’offre en plus le luxe d’une cohérence rare. L’idée de cette critique restant de préserver un tant soit peu la surprise, aucune explication, précision ou traduction supplémentaire ne sera apportée. Si vous en voulez plus, lisez le livre. Aucun autre ne vous apportera ce genre de sensations. Et tant qu’à conseiller, avant d’entamer la lecture, prenez un peu de temps pour analyser les symboles/personnages.
La suite sera un tourbillon.
Alain Damasio propose une SF à laquelle nous sommes peu habitués, proche de nous, temporellement et géographiquement. Remarquablement pensé, son monde, son futur sont d’une crédibilité à toute épreuve. Bien plus terrifiante et réaliste que le futur transhumaniste à néons auquel nous sommes habitués, la vision de la France qu’il offre fait froid dans le dos et paraît logiquement déjà ancrée dans notre réalité. Adepte des jeux de mots et des traits d’esprit, l’auteur réussit en plus à l’inscrire dans un avenir crédible qu’on entraperçoit déjà, qu’on tend presque tous à rejeter tout en l’embrassant d’ores et déjà.
Très rapidement, il questionne son lecteur et le met face à ses incohérences : le monde que je décris et que tu rejettes est celui que tu construis aujourd’hui. Dans le genre lanceur d’alerte, il se pose bien.
Cet univers à peine fantasmé n’est qu’un prétexte à, d’une part, une charge assumée contre le capitalisme, sa soif inextinguible d’argent et sa propension à diviser, ainsi que, d’autre part, un cadre pour la plus belle histoire que vous n’avez jamais entendue/lue.
Sachant jouer sur les mots comme personne, il entame son récit en présentant les furtifs comme des êtres/entités vivant dans nos angles morts. Avec ces seuls mots, il déclenche un torrent poétique. Et ce n’est que le début.
Sur fond d’enquête en équipe (le collectif avant tout comme dans La Horde, par opposition au tout individuel auto centré moderne), Alain Damasio va raconter à travers 23 chapitres la quête d’un père et d’une mère, aidés par de nombreux personnages attachants, pour retrouver leur fille disparue.
Qu’on aime ou non la SF, j’invite quiconque lira cette critique à ne serait-ce que lire le premier chapitre : un modèle de narration et d’écriture, essentiel et sublime. Et d’autres chapitres le surpassent en termes d’intensité émotionnelle et de basculement psychologique.
Certains regretteront le choix de dialectes complexes, pouvant parfois sembler difficilement compréhensibles. Pour autant, la langue est bien une chose vivante, en constante mutation, intégrant sans cesse de nouveaux concepts et nouvelles structures. Il suffit de se laisser porter par le flow des mots « pour saisir sans lire ». Plus fascinant et difficile à saisir encore : l’exercice final d’hybridation linguistique, de déformation. Mais là aussi, le sens transparaît toujours pour peu que le lecteur soit concentré. Et surtout, Damasio ose, prend le contre-pied incroyable de se mettre à dos tous les linguistes extrémistes, défenseurs de la langue française. Allergiques aux anglicismes, vous allez avoir envie de vous défenestrer. Ça ne vous plaît pas ? Au vu du monde dans lequel vous vivez, de l’état de la francophonie, de quoi 2040 aura l’air selon vous ? Et puis, le roman contient de nombreux jeux de mots franco-français pour compenser, s’il y avait bien lieu de le faire.
Par ailleurs, Damasio met cette richesse linguistique au service de son récit, développant l’identité de chaque personnage, immédiatement reconnaissable à sa seule manière de s’exprimer.
Quelques reproches tout de même, principalement s’agissant du dézoom final, au profit de la grande histoire et au détriment de la petite. Oui, on apprend ce qui se passe, mais de loin, plus vraiment du point de vue des personnages. On enchaîne les courts paragraphes qui synthétisent les événements ; on ne les vit plus. C’est léger, certains lecteurs ne le sentiront peut-être même pas. Et ce n’est pas incohérent, dès lors que les personnages eux-mêmes s’étaient plusieurs fois interrogés sur leur capacité à s’extraire de leur situation personnelle pour s’ancrer dans le grand combat sociétal en jeu.
Autre élément qui questionne, certains personnages croisés dans la première partie du roman perdent totalement de leur substance en fin de récit, comme si, après de trop longues années d’écriture, Damasio ne savait plus comment les utiliser.
Enfin, deux ou trois chapitres semblent moins importants, avec le recul, de sorte que des ellipses habiles auraient pu couvrir les éléments sans que le lecteur y perde au change.
Ces menus reproches pèsent bien peu, cependant, tant Damasio signe là encore un roman fascinant et exemplaire. Magicien des mots, il joue avec la langue et les concepts comme trop peu. Plus que jamais, il a atteint un degré de maturité rendant sensationnelle chaque plongée dans ce nouveau roman. Il n’y a pas nécessairement d’intérêt à le comparer à La Horde, les propositions sont trop différentes. En revanche, tout comme La Horde, c’est un roman indispensable ! À découvrir d’urgence et par petites doses quotidiennes, pour savourer.
Tà ?