Un monument, sans aucun doute. A mes yeux, en tout cas. Au point que j'en reste interloqué, ne sachant vraiment par où commencer cette critique. Par où le prendre, quoi. Un peu comme si ce bouquin était lui-même une sorte de furtif, avec ses multiples composantes et ses évolutions permanentes. Pas sûr que ce texte ne parvienne à le figer comme le font ses créatures éponymes lorsque l'on parvient à les apercevoir...
On peut commencer, tout de même, par le contexte. Dystopique sans doute, quoique. Damasio ne se serait-il pas contenté d'extrapoler, vingt ans en avant, les dynamiques actuelles qui secouent notre société ? Privatisation des villes, hiérarchisation des citoyens selon leur statut social et leurs moyens financiers, omniprésence des flux médiatiques et contrôle de l'information, réalité passant peu à peu de virtuelle à ultime, population consentant à son asservissement au sein du monstre doux, puissance publique réduite, comme peau de chagrin, à sa police et à son auxiliaire la justice. Une société de contrôle, de surveillance - décrite de manière saisissante - et qui pourrait assurer bien-être à tous ceux qui n'aspirent pas à sortir pas du rang. Un bien-être individuel, infantilisant, maintenant chacun dans sa bulle, ou mieux dans son cocon. Mais qui réprime férocement - en s'abritant derrière un vernis d'humanisme et de bienveillance - ceux qui refusent de marcher droit. Une France dont le président n'est finalement pas très loin de rappeler le futur-ex en place en 2020...
Voilà, c'était pour planter le décor, mais ça ne résume pas à ça. Venons en à la forme. Le bouquin est construit comme un roman choral, dans lequel six personnages prennent à tout de rôle la parole pour en décrire l'action et les événements. Damasio nous ressert les symboles, accents et ponctuations diverses qu'il a largement utilisés dans "La horde du contrevent". Geste gratuit ? Peut-être, mais ça donne un côté pictural à la lecture et contribue à projeter l'ensemble au-delà de la seule langue française. Même en étant, à titre personnel, pas plus attaché que cela à ce genre de fioritures, je dois bien reconnaitre qu'ici c'est plutôt réussi. Sachant que c'est bien amplifié par d'autres effets de forme : italiques, majuscules, utilisation de polices (de caractères, hein^^) diverses pour des articles de presse, des annonces officielles, etc. Et, last but not least, par le fait que chacun des six narrateurs possède sa manière bien à lui de narrer. On parcours ainsi un large éventail de pratiques verbales, depuis le classicisme intello de gauche de Sahar jusqu'à l'argot de zadiste exalté de Toni, en passant par le jargon techno-militaire de Ner ou le vocabulaire scientifico-humaniste de Saskia. Autant dire que ça confère aux personnages une profondeur certaine, j'oserais même dire rarement inégalée du moins pour ce qui est du genre de la S.F.
Bon, c'est pas fini. Revenons à nos furtifs. Que sont-ils au juste ? Bah, ils sont simplement indéfinissables. A ce stade, mon lecteur pourrait penser que c'est un poil dans la main qui m'empêche d'approfondir. Pas tout à fait, quand même. Mais je ne veux pas non plus dévoiler ici ce que l'on ne découvre que peu à peu, et après un certain nombre de twists, au long des 700 pages du bouquin. Cela étant, je ne suis pas certain d'avoir tout compris complétement, car Damasio tutoie volontiers la philosophie. Donc, je dirai simplement que leur mode d'expression vient encore enrichir l'exubérance formelle à laquelle je faisais allusion au paragraphe précédent, et pas qu'un peu. Et sinon, pour être très synthétique, peut-être ne sont-ils simplement que ce mouvement, perpétuel, ce qui voudrait dire qu'Héraclite avait tout compris, du premier coup puisqu'il est reconnu comme l'un des tous premiers philosophes de l'histoire de l'humanité. A moins qu'ils ne représentent cette étincelle de vie, toujours présente aux tréfonds de nos âmes, qui entretient l'espoir quand tout nous oppresse. A moins encore que les deux ne soient ni plus ni moins que la même chose, ou presque.
Voilà, un bouquin exceptionnel, hors normes. Un hymne à la vie, à l'amour et à la résistance.