Cette brève pièce reprend, sur fond de Guerre Civile Espagnole (1936-1937), le même schéma dramatique que dans « La Mère », « Sainte Jeanne des Abattoirs », ou « Les Visions de Simone Machard » : une femme, chargée ou non de famille (ou ce qui en tient lieu), face à l’oppression, commence par refuser de se battre et prôner une attitude passive au nom d’idéaux moraux ou des risques encourus, puis, face aux actions implacables de l’ennemi, change d’avis et se lance à son tour dans la lutte.

Si Brecht est marxiste, c’est en partie parce que ce schéma, récurrent dans ses pièces, révèle une superposition harmonieuse entre la personnalité du dramaturge et le discours de l’idéologie, spécialement sur deux plans :

• la lutte des classes : les luttes auxquelles Brecht appelle sont celles des pauvres contre les riches et contre tous ceux qui soutiennent les riches : armée, justice, Eglise... D’où le fait que, ici comme dans d’autres pièces, Brecht met en scène de petites gens, des humbles, des prolétaires au plus près de la précarité quotidienne, avec les leitmotivs de la faim et de l’exploitation capitaliste.

• la révolution : si le marxisme affirme le caractère inéluctable de la révolution collective et sociale, Brecht (contraint par les limites d’une scène de théâtre) affirme la nécessité des révolutions individuelles : les mous, les timides, les poltrons, les conservateurs doivent changer d’attitude et participer à la lutte armée contre l’ennemi.

Le titre seul laisse deviner l’intrigue : la mère Carrar (dont le nom est typiquement espagnol) est une pauvre femme d’Andalousie dont le mari a été tué par les franquistes pendant la Guerre Civile espagnole. Comme on est en 1937, cette guerre n’est pas finie, et les personnages rendent compte de la progression irrésistible des forces franquistes vers le Sud, donc vers chez eux. Et c’est – un peu comme dans « Tambours dans la Nuit »- sur le mode de la rumeur, des nouvelles partielles qui parviennent tant bien que mal, des bruits de canonnades, que l’avancée des troupes franquistes intervient ici.

Teresa Carrar ne veut pas que ses deux fils aillent se faire tuer en rejoignant le front (côté républicain), et, à cette fin, tente d’empêcher que ses enfants s’emparent des fusils qu’elle a cachés chez elles. La problématique de la mère Carrar n’est donc pas tellement idéologique (elle se sait pauvre, et dans le camp des pauvres), mais affective et émotionnelle : elle est mère, il ne lui reste plus que ses deux fils, et elle y tient.

Bien entendu, Brecht ne renonce pas au didactisme, bien que cette pièce ne contienne pas les artifices de distanciation accoutumés chez le dramaturge ; les personnages qui entrent en scène ont une valeur emblématique et politique certaine : le prêtre (le « padre »), coincé entre le pacifisme foncier du christianisme, l’anticléricalisme des républicains (les « bons ») et les massacres de prêtres perpétrés par les franquistes (les « mauvais ») ; l’ouvrier, partisan convaincu de la résistance armée aux franquistes, et faisant tout ce qu’il peut pour convaincre les uns et les autres ; les femmes du village, en plein désarroi, confites dans leurs bondieuseries face aux deuils qu’elles subissent ; l’opinion publique (matérialisée par des enfants qui crient à la fenêtre), qui reproche à la mère Carrar de n’avoir pas encore envoyé ses fils sur le front ; la propagande des franquistes, qui parvient par le canal de la radio.

Ce n’est pas une grande pièce brechtienne par ses dimensions, mais elle l’est par ses thèmes, son mouvement, et son habileté dramatique : unité de temps (une nuit), de lieu (une pièce chez la mère Carrar) et d’action.
khorsabad
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le 6 nov. 2014

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