Un voyageur anonyme, sans histoire ni mémoire, erre vers une contrée qui lui est totalement inconnue. Un pays étrange, fait de jardins entièrement clôturés. D'abord accueilli par un aubergiste peu affable, il fait ensuite la connaissance d'un vieil homme qui lui propose une visite des lieux. S'ensuivent alors des dialogues quotidiens dans lesquels il tente de percer les mystères de cet énigmatique pays.
"A son tour, il levait le bras, étendait la main et semblait d'un même mouvement envelopper les enclos aux murailles hautaines, les arbres secrets et le labyrinthe des routes tournoyant parmi les parcelles. Son geste l'avait détourné de moi. Le bras retombé, il fixait en silence le rectangle d'indistincte et intense clarté par quoi la salle s'ouvrait sur le dehors. Il me fit face à nouveau.
- Peut-être ignorez-vous, Monsieur, que dans notre pays on cultive les statues"
Car c'est bien la terre qui crée, non l'homme. Les jardiniers élaguent ces masses informes qui sortent de la boue primitive jusqu'à ce que se révèlent leurs figures définitives. Les statues sont ensuite patinées et purifiés par l’eau.
"Sous l’encre blanche de la lune,
Les statues brillent d’une lumière céleste"
(Guillaume Prevel)
C'est avec un incroyable talent, et dans une prose merveilleuse, que Jacques Abeille nous décrit ce jardin aux apparences édéniques, cette « terre heureuse » comme dirait Mallarmé.
Ces jardiniers cultivent et livrent leurs statues pour tout un empire. L’empire de Terrèbre, dont ils font partie.
Je me prends à imaginer ces contrées, à les rêver issues des terres alluvionnaires du Rhèbres, fleuve du nord de la Grèce et haut lieu de la mythologie hellénique, là même où les bacchantes jetèrent la lyre et le corps démembré d'Orphée.
La culture des statues est aussi l'élément fondateur du pays. Il se structure autour de cette activité et possède ses propres lois et coutumes. Chaque domaine, chaque jardinier a sa propre spécialité : scène guerrière, personnage mythique, bas-reliefs ou simples figurines forgent l'identité du groupe.
Et voilà que notre voyageur éprouve le besoin d'écrire. Non seulement pour décrire ce qu'il voit, mais aussi pour se reconnecter à lui-même. Poser des bornes dans le temps et peut-être retrouver sa propre mémoire.
Ecrire c'est vivre.
Mais petit à petit se révèlent à lui les failles de cette société. Et elles sont immenses.
"En vérité je ne sais d'où ces statues tiennent cet air de présenter chacune à sa manière une déchirure profonde, et secrète, mais comment n'en serait-on pas touché ? "
Après avoir imaginé un univers utopique, l’auteur se lance dans une fiction très élaborée et se plait à nous questionner en construisant un récit philosophique ou la femme tient une position centrale.
Car dans ce pays elles sont totalement exclues du domaine des jardiniers et ne sont réduites qu'à leur seule fonction procréative. Quelques-unes sont même contraintes à la prostitution dans les auberges.
Dans leurs domaines, les statues poussent hors de tout contrôle, donnant à voir des monstres hideux. Le pays est aussi menacé par des hordes de barbares, vivant au-delà du pays, dans les steppes. Des fils, qui ont renoncé aux rites d’initiation et à l’archaïsme de l’organisation sociale, sont partis fonder un monde nouveau, avec à leur tête une mystérieuse princesse.
Eden ou enfer ? L'enfer n'est-il pas dans ces jardins statuaires, cette patrie sans mères, plutôt que les steppes ? Les statues ne sont-elles pas aussi des figures de la perpétuelle immobilité de cette organisation clanique ?
Des figures de la mort ?
« Ainsi nos cœurs profonds sont par l’amour troublés.
J’aimerai cette femme appelée Eurydice,
Toujours, partout ! Sinon que le ciel me maudisse,
Et maudisse la fleur naissante et l’épi mûr !
Ne tracez pas de mots magiques sur les murs »
(La légende des siècles, Victor Hugo)
C'est bien à un voyage orphique que nous convie l'auteur. Un cheminement qui explore à la fois le lien entre la création, l'œuvre et l'artiste mais aussi ses rapports à l'organisation sociale et politique.
Dans ce premier tome du "Cycle des contrées", il nous embarque dans un univers surréaliste et poétique fascinant. De son écriture coule tantôt une douce musique lyrique, à d'autres moments l’impétuosité d’une symphonie effrénée.
Ce livre a une histoire peu commune. Jacques Abeille a envoyé son manuscrit en 1982 à Julien Gracq qui, bien qu'émerveillé par l'écriture ...l'aurait perdu ! Il sera finalement édité quand même mais n'a eu quasiment aucune promotion et rencontra peu de succès. Il faudra attendre presque trente ans et sa réédition chez Attila pour que ce livre puisse enfin être reconnu à sa juste valeur.