Pierre Nora a composé avec ses Lieux de mémoire un objet tout à fait équivoque, que peinent à éclairer les trois couches de préface qui ouvrent l’édition en Quarto Gallimard. S’agit-il de faire une histoire des institutions de production de la mémoire nationale, de Saint-Denis au Panthéon en passant par les musées de province ? Ou plutôt d’explorer les symboles et lieux marquants de la mémoire nationale, comme le drapeau tricolore et l’Alsace ? Voire, enfin, de se pencher sur des instantanés de l’histoire de France, jugés significatifs y compris là où ils auraient été oubliés — ainsi le calendrier révolutionnaire ? Certes, l’entreprise des Lieux de mémoire reste particulière, même là où son lecteur aurait du mal à en discerner un fil d’Ariane conceptuel unique. Il s’agit d’une exploration singulière de l’histoire de France, sans glorification ni mortification ; une œuvre produite dans les années 1980, où la « mémoire », précisément, devenait une préoccupation de premier ordre, mais sans porter de mission mémorielle qui lui soit propre, toute occupée à la neutralité de l’historien ; et pourtant, malgré cela, la borne milliaire d’une certaine idée de la France, un « lieu de mémoire » à part entière.
Les Lieux de mémoire sont divisés en trois tomes. La présente critique porte sur le premier tome de l’édition en Quarto : le premier tome (La République) et deux tiers du second (La Nation). Il faut déjà observer que Les Lieux de mémoire est une entreprise collective et porte les marques de ce mode de composition. Seul le début du tome sur la République offre un front compact et homogène — les articles sur le drapeau tricolore, la Marseillaise, le Panthéon ou le calendrier révolutionnaire offrent une même lecture de leurs objets, centrée sur leur apparition historique sans négliger d’éclairer leur postérité (en remontant, pour le Panthéon, jusqu’à l’époque de composition de l’ouvrage). Par la suite, l’approche est beaucoup plus dispersée. Certains articles se proposent des objets relativement étroits, et deviennent parfois si techniques qu’on en oublie quelle peut être leur contribution au projet d’ensemble. D’autres au contraire sont très larges, et pèchent par leur généralité : c’est le cas de la contribution d’E. Leroy-Ladurie sur la différence « Nord – Sud » (dommage, le sujet était passionnant) ou de celle, certes admirablement écrite, de J. Carbonnier sur le code civil.
Les Lieux de mémoire se présente à son meilleur dans des études de cas serrées quant à leur sujet mais larges quant à leur approche. C’est ceux-là qui accomplissent le mieux la promesse de l’ouvrage, et permettent de dresser comme une typologie des mémoires françaises.
Il y a d'abord les mémoires empêchées. La démonstration de M. Ozouf sur le Panthéon en est probablement une des meilleures illustrations : elle souligne avec beaucoup de talent comment la mémoire des grands hommes n’a jamais réussi à rassembler la France, sans cesse fracturée par la rupture révolutionnaire. Le Panthéon est resté ce monument à la Chirico (Gracq), étrange lieu vide à la porte duquel les cérémonies s'arrêtent (Malraux lui-même, accueillant Jean Moulin, parle dans la pluie et le vent devant la rue Soufflot, non sous les arcades du monument), dont Jaurès aurait professé par avance son horreur à Briand. Le calendrier révolutionnaire, pourtant créé comme l'acte fondateur d'une nouvelle ère, n'a pas fêté ses vingt ans (ce qui n'est pas rien pour une greffe si brutale et si mal acceptée, comme le souligne habilement la contribution). Pensons aussi, dans un autre genre, aux monuments aux morts, aujourd'hui compris comme des exemples de nationalisme, mais qui furent souvent très sobres et parfois même explicitement pacifistes. Rapprochons également de cette catégorie les mémoires marginales, auquel les Lieux de mémoire consacre quelques contributions plus suggestives qu'exhaustives : c'est le cas de la Vendée ou de l'Alsace.
Il y a ensuite les mémoires récentes : beaucoup de grands symboles français, aujourd'hui évidents, ont en fait connu une naissance tardive ou délicate. Même « l’hexagone », périphrase géométrique maintenant omniprésente, a connu un début difficile, longtemps concurrencée par « l’octogone » ! La mairie, symbole d'un mode de gouvernement local à la Français, ne s'est généralisée qu'après la loi municipale de 1884, qui rend obligatoire la création d'un bâtiment séparé. Il y a enfin, ici ou là, des mémoires dont le succès fut éclatant mais polémique. Ainsi de la Marseillaise, devenu l'hymne des troupes quelques mois après sa composition en 1792, qu’Aragon a voué aux gémonies (“Vive le Guépéou contre […] la Marseillaise”) puis associé à l’Internationale dans un beau moment d’unanimisme (v. la « Ballade de celui qui chanta dans les supplices »). Pensons aussi au 14-Juillet, consacré comme fête nationale en 1880, et dont quelques excellentes pages permettent de comprendre pourquoi cette date a été choisi entre toutes les autres, comme l'expression du peuple anonyme (révolté en 1789, unanime en 1790).
Cette facette des Lieux de mémoire montre avec talent que, si la mémoire s’incarne dans un lieu, c’est alors un de ces lieux qui change souvent de nom, auquel on n’arrive que par des départementales sinueuses, dont on vole les panneaux indicateurs, et qui n’acquièrent un temps la force de l’évidence que pour mieux retomber dans l’oubli.