Steven Erikson s’est fait une spécialité de surprendre continuellement son lectorat et, dans ce cinquième tome du Livre des Martyrs, il ne déroge pas à cette règle. Sans état d’âme, il abandonne ses personnages pour se consacrer à d’illustres inconnus en des territoires jusque-là inexplorés. Alors posez bien confortablement vos miches dans le canapé, il est temps d’aller fouler les terres des Tistes Edur et celles du royaume de Lether, sur un autre continent.


Cette prise de distance ne surprend pas, mais peut toutefois déstabiliser. Alors que l’on était en droit de penser que tous les pions étaient posés et que la suite du cycle leur serait consacrée, l’auteur fait à nouveau étalage de sa fougue et prend tout le monde à contre-pied.


Facétieux comme un Bhoka'ral, il offre toutefois au lecteur un indice en reprenant le personnage de Trull Sengar, déjà croisé dans La Maison des Chaînes. Ainsi, très habilement et ayant confiance en la capacité de déduction du lecteur, Erikson fige la temporalité de l’action sans devoir s’expliquer. Comme souvent avec lui, il ne faut pas trop attendre du récit qu’il se montre didactique. Surtout, ce point de départ permet d’effacer la frustration qui pointait en fin de tome 4 alors que l’intrigue liée à ce personnage spécifique ne trouvait pas de réelle conclusion. Si l’on ne sera pas plus renseigné ici sur son devenir, on découvrira en détail son passé et une bonne partie des évènements qui l’ont conduit là où on l’a trouvé. Ça n’a peut-être l’air de rien, dit comme ça, mais ce simple procédé démontre une nouvelle fois que l’auteur savait exactement ce qu’il faisait et que sa tomaison était prévue avant même qu’il n’entame l’écriture de son cycle.


Fort de son talent de conteur, Erikson ne perd jamais son lecteur qui ne rencontre aucune difficulté pour s’y retrouver. Son style s’aiguisant, bien aidé par une traduction de haute volée (à noter une concentration de coquilles sur quelques pages qui ont dû manquer d’une relecture), la découverte du roman s’avère particulièrement agréable et fluide. Tout juste se demandera-t-on à quel moment exact se déroulent les évènements en comparaison de ceux narrés dans les premiers tomes (dix ans auparavant ? 50 ? Plus ?). Mais cette remarque ne vaut que pour les accros aux frises chronologiques. Les chapitres sont assez équilibrés et l’on passe régulièrement d’un camp à l’autre et de personnage en personnage, de sorte qu’on n’abandonne jamais très longtemps chacun des protagonistes.


Et s’agissant de ces derniers, il faut reconnaître qu’Erikson a de nouveau frappé fort avec une brochette de plus ou moins joyeux lurons assez marquants. Si la tonalité du roman se veut sérieuse et dramatique, l’auteur s’est complètement lâché avec des personnages à la cocasserie bienvenue et les occasions de rire ne manquent pas. À ce sujet, la relation qu’entretiennent Tehol et Bugg est un délice dont on déguste chaque échange succulent. Quelle réussite que ce duo ! Et tous les personnages qui les entourent ont ce grain de folie décadente qui incite le lecteur à dévorer les pages qui leur sont consacrées.


Et il faut bien cette dose de légèreté pour encaisser les évènements se déroulant d’une part chez les Tiste Edur et d’autre part à la Résidence Éternelle de Letheras, où les thématiques invitent moins à la niaiserie ou la gausserie. Esclavage, déterminisme social, devoir, stratégie d’envahissement, vengeance, les occasions de trembler ne manquent pas. Mais même dans ce contexte, Erikson ne manque pas l’occasion de rendre ses personnages attachants (même certains que l’on imaginait détester en les découvrant), de tisser des destinés inoubliables et de créer du lien.


Inutile de détailler chaque arc scénaristique, mieux vaut laisser le soin au lecteur de défricher et découvrir cela par lui-même. Tout juste m’autoriserai-je à attirer l’attention sur les personnages de Rhulad, frère cadet de Trull Sengar, et de Brys Beddict, frère de Tehol, dont les destins m’ont proprement estomaqué…à de nombreuses reprises. Erikson sait viser juste et laisse régulièrement le lecteur pantelant, submergé par les émotions et en proie au vertige face à l’envergure d’un récit qui s’annonce tout simplement inoubliable et véritablement unique dans ce registre.


En bout de course, le constat est évidemment plus que positif et le contrat bel et bien rempli. Quand le lecteur ressent autant d’émotions, parfois radicalement opposées, le tout dans un roman aussi long et dense, il n’est pas possible de faire la fine bouche. Il y a bien une légère frustration de ne pas voir les arcs scénaristiques se clore, mais après lecture du résumé du prochain tome (je n’ai pas pu résister), il semblerait que ce soit pour mieux les retrouver rapidement. Car si la fin pourrait décevoir, ce n’est pas le sentiment qui prédomine. Bien au contraire, le lectorat aura plutôt l’impression d’avoir participé à une gigantesque partie d’échecs dont les stratégies sont si subtiles et vicieuses qu’elles ne paraissent pas toujours évidentes à décortiquer. Mais comme toujours, l’auteur canadien dissémine des révélations parfois essentielles, à l’origine de mémorables instants d’épiphanie où tout prend sens. On en vient à mieux saisir des paroles, concepts et évènements des tomes précédents et cela contribue au charme d’un cycle qui ne se découvre qu’à la manière souhaitée par son auteur. Il ne faut surtout pas craindre d’avancer dans le brouillard, tout finit toujours par se dégager.


À ce sujet, je ne résiste pas à la tentation de laisser une citation d’un personnage qui, quelque part, à l’aide d’une métaphore basique, m’a permis de parfaitement saisir une subtilité que je n’avais pas encore réussi à analyser correctement, relativement au système de magie :
« Imaginez que vous soyez assise dans un chariot à roues carrées et que vous vous félicitiez du confort de votre voyage. Voilà ce que sont les Antres, Acquitteuse. Ils ont été créés dans un monde qui a depuis longtemps disparu, un monde dans lequel les forces étaient plus rudes, plus sauvages, moins ordonnées. Les garennes, eh bien, elles disposent de roues sans coins » (Corlo).
D’ailleurs, le lecteur peut se réjouir, ce tome illustre et explique très bien cette magie qui restait jusque-là très conceptuelle. Des éclaircissements suivront encore certainement dans les tomes prochains, mais on se sent de plus en plus à l’aise lorsque son utilisation est décrite.


Ce cinquième roman du cycle constitue toutefois une énigme et l’auteur est attendu au tournant. Car arrivé à mi-cycle, il va bien falloir articuler ces pans scénaristiques avec ceux des quatre premiers tomes et croiser tous les fils. Mais au regard du talent du bonhomme et de son incapacité à décevoir, gageons que ce contrat-là aussi sera rempli.


Enfin, un petit mot pour la couverture. Marc Simonetti nous avait jusque-là particulièrement soignés. Mais je trouve que l’illustration de cette première édition française est splendide, notamment dans le choix des teintes, illustrant à merveille l’onirisme des nuits letheriis.

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le 3 août 2020

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