Comment aborder une œuvre aussi monstrueuse, qui m’aura pris deux mois de lecture ? Je n’en reviens toujours pas, de ce morceau de bravoure offert par un auteur que je croyais honnir et dont je ne connaissais finalement que la poésie. Empêtré dans son "abîme" et sa "nuée" et son "gouffre" et sa métaphysique ronflante, Hugo me faisait l’effet du patriarche à déboulonner vite fait, non pas à cause d’un manque de talent – je ne suis pas si aveugle – mais simplement à cause de l’ombre insupportable qu’il s’oblige à jeter sur tout ce qui l’environne, le précède et le suit. Et puis je croise finalement le chemin du romancier, celui qui a inventé la fable de L’Homme qui rit et la scène introductrice de la tempête me cloue sur place – de l’épique comme rarement on m’en aura présenté. Aussitôt lu aussitôt terminé et me voilà affamée, je me rue sur les Misérables que j’avais tenté de lire intégralement plus jeune, mais les cent pages consacrées à Waterloo m’avait repoussée. Plus maintenant.
Je découvre alors un auteur qui non seulement cajole ses personnages comme s’ils étaient ses petits fils, mais qui en plus connaît le goût du jeu ; je la comprends enfin, cette filiation théorique qui existe entre Rabelais et Hugo – le jeu ! Hugo a saisi toute l’étendue du plaisir romanesque, des décennies avant le cinéma, un siècle et demi avant les séries en streaming ; on a développé le jeu entre le narrateur folâtre et un lecteur avide de rebondissements ; enfin la grandiloquence fait sens, dans une prose romanesque démesurée. Du jeu, de la jouissance, de la jubilation – la jubilation pure et unique du fabuliste qui a conscience du charme opéré par sa fiction et qui en joue sur 1500 pages, et qui ne se soucie pas de la grosseur des ficelles employées... Qui s’en soucie ? Ou plutôt, pourquoi s’en soucier ? C’est l’illusion romanesque qui s’affirme telle quelle avec l’insolence du génie.
Rarement un personnage de fiction m’aura autant crevé le cœur que Jean Valjean. Une série de personnages pâlots, infirmes, inachevés, gravitent autour de lui, à commencer par Cosette ; mais c’est que Jean Valjean est un trou noir et il aspire tout. Mon attention, il l’a eue dès sa première apparition, et à chaque déchirement, à chaque dilemme, il rayonnait de plus bel à la manière des personnages crépusculaires de Dostoïevski. Ce roman m’aura offert un nombre incroyable d’images d’Épinal et de scènes inoubliables.