Il y a une fulgurance de la pensée dans ce texte qui, pour peu qu'on accepte de se jeter sans a priori dans les tourbillons de ses phrases, emporte tout. Une sorte de bonheur absolu, et pour l’auteur qui échafaude pas à pas ses hypothèses, et pour le lecteur qui suit cette mécanique parfaite, à voir les idées s’emboiter si exactement, et le système qui en découle développer avec tant d’aisance et d’évidence ses rouages. Oui, c’est comme d’assister à la fabrication minutieuse d’une montre à la technologie avancée : sûreté des mouvements, élégance des gestes, minutie des enchaînements.


Foucault entend donc faire une archéologie des sciences sociales : ou dit autrement, partir à la recherche des sous-entendus que comporte chaque façon que l’humanité a de concevoir la Connaissance, selon des moments successifs qu’il s’agit de délimiter et de caractériser. A chaque période historique son épistémè, réseau inconscient mais contraignant qui délimite non seulement les bornes de la science et de ce qu’elle entend sonder, mais aussi la façon concrète dont les penseurs vont parcourir les champs du savoir. Il s’agit donc de sentir, comme un sourcier, sous la surface des textes et des polémiques, quels sont les liens qu’une époque tisse entre les choses, et quels mots elle utilise pour les porter à la lumière du jour. Dans la présente étude, à travers les trois domaines que sont la Nature, l’Echange économique, et le Langage, Foucault va se pencher sur trois moments successifs : la Renaissance, dont l’épistémè réside en dernière analyse sur un réseau serré de Ressemblances qui enchaînent l’un à l’autre le microcosme et le macrocosme, la période Classique, uniquement tournée vers le concept de Représentation, et la période Moderne, qui a fait rentrer l’Historicité dans la ronde. Ce qu’il montre avec beaucoup de clarté, c’est que chaque nouvelle problématique qui transforme une épistémè en une autre naît d’un vide crée par la précédente : changements progressifs, donc, suivant une logique implacable qu’il s’agit de dégager comme les vestiges d’une civilisation antique éparpillées dans les reconstructions ultérieures.


La démarche générale de Foucault est d’une grande rigueur et d’une grande intelligence : il ne s’agit jamais d’utiliser notre façon actuelle de voir la réalité pour comprendre une période révolue, mais de se glisser dans chaque logique successive pour saisir sa cohérence interne, ses limites, et ses buts. Et le noeud du problème auquel aboutit Foucault, c’est que la fin du règne de la Représentation, remplacée au tournant du XIXe siècle par la mainmise de l’Historicité a provoqué un appel d’air qui a permis l’apparition d’une figure jusque là passée sous silence, et qui pourrait bien disparaitre aussi rapidement qu’elle est venue : l’Homme. Avec ce point focal inédit, ce n’est que logique que l'histoire naturelle devienne une Biologie, l’analyse de la richesse une Economie, et l’étude des langues une Linguistique, comme si partout ne comptait plus qu’un seul moteur, la Volonté de l’Individu, plutôt que les mouvements contraints des Etres Humains. Mais cette découverte n’est pas de l’ordre de l’aboutissement pour Foucault. Car les aller-retours incessants entre les trois périodes, mis en scène avec brio par le styliste qu’il est, ne lui permettent pas seulement de mieux comprendre par contre-coup notre propre épistémè, mais surtout de sentir qu’ elle se termine peut-être et d’essayer d’imaginer le visage, la démarche et les ambitions qu’aura son nouvel avatar.

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le 7 févr. 2018

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Chaiev

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