Une aventure plus folle que toutes les fictions

L’aventure sur les sept mers, popularisée par tout un pan de cinéma, aurait sans doute eu beaucoup moins de succès si elle avait été en odorama : sur un navire du 18ème siècle, ça pue. L’odeur de l’équipage est même effroyable, puisque personne ne se lavait vraiment pendant des mois, et les concepts d’hygiène de base n'étaient pas respectés puisque étant à peu près totalement inconnus. Autant dire que sur le Wager, Navire de Sa Majesté britannique faisant partie d’une flotte décidée à passer par le Cap Horn pour poursuivre un galion espagnol, ça devait refouler sévère pendant une traversée de presque un an, et encore, l’odeur “normale” à cette époque sera le moindre des problèmes qu’il rencontrera. Distancé par le reste de la flotte, il s’égarera, tentera de passer le Cap Horn au pire moment météorologique possible - le passage en question a été surnommé au passage “les Cinquantièmes Hurlants” pour donner une idée -, et s’échouera sur une île la plus hostile possible, dénudée, sans rien à manger et battue par les vents et les pluies. Les marins entreront en mutinerie, le groupe de survivants se scindera en deux, chaque groupe tentant sa chance pour rentrer au pays, le plus incroyable étant que non seulement une poignée y arriveront, mais qu’ils ramèneront avec eux leurs journaux de bord qu’ils n’auront jamais cessé de tenir. Ce sera grâce à ces journaux et à l’enquête minutieuse de David Grann que cette odyssée sera reconstituée, dans un exercice d’écriture de non-fiction dont il n’est pas exagéré de dire qu’il est éblouissant. Faire une enquête historique rigoureuse sur des faits datant de plusieurs siècles est déjà une gageure, qui donnera le brillant “Tout ceux qui tombent” de Jérémie Foa, le tour de force ici est de combler les vides du récit, forcément parcellaire, des journaux de bords en imaginant ce qui s’est passé avec l’exigence d’en dégager la plus exacte vérité. À travers le cas du Wager se déploie toute l’époque des faits, ses contextes et ses psychologies, campés par trois protagonistes : le capitaine Cheap, le canonnier Bulkeley, et le jeune enseigne Byron, qui survivront à tout, accrochés à tout prix à leurs journaux y compris dans les pires moments. Et c’est peu dire que le pire, le Wager l’aura connu : épidémies - avec l'effroyable scorbut, maladie maintenant oubliée mais qui a tué plus de marins que toutes les guerres navales réunies - et le typhus, tempêtes apocalyptiques qui transforment les plus fiers navires en boîtes d’allumettes, naufrage où la faim poussera certains hommes au cannibalisme, l’homme devient pire qu’un loup pour l’homme. Pourtant, le désespoir et l’ignominie coexisteront avec la tenacité et le courage, les marins tentant le tout pour le tout sur des radeaux à peine améliorés, prenant soin de leurs camarades affaiblis, et continuant d’espérer un retour même aux milieu de toutes les hostilités réunies. Certains y parviendront quasi-miraculeusement, fantômes titubants débarquant dans des comptoirs espagnols avant d’être renvoyés en Angleterre. L’aventure humaine du Wager sera aussi le portrait d’une société de l’époque, impérialiste, obsédée par la conquête, qui sacrifiera des milliers de marins pour l’enrichissement de son empire. Plus que les individus livrés à eux-mêmes dans le pire, c’est cette société qui sera coupable des souffrances qu’ils endureront, en les rendant agents malgré eux de sa soif de pouvoir et de lucre. Sur une note plus optimiste, le récit montre aussi tout ce dont l’être humain est capable quand il est confronté aux plus extrêmes : certes le pire, l’égoïsme, le meurtre et la folie, mais aussi la solidarité, le souci de l’autre et la minuscule, minuscule lueur d’espoir entretenue malgré tout et qui décidément refuse toujours de s’éteindre.


thierrymarot
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le 22 août 2024

Critique lue 12 fois

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