"Les nus et les morts" est un roman de Norman Mailer écrit et publié à l'âge de 25 ans en 1948. Il fut engagé dans les forces américaines en 1944 dans le Pacifique aux Philippines mais si j'en crois ce que j'ai lu ici ou là, il ne fut pas directement impliqué sur le front. C'est sur sa demande qu'il partit volontaire dans une "Intelligence and Reconnaissance Unit". Fort de cette expérience de première ligne, il avait les éléments pour bâtir un roman.
Et justement son roman raconte, notamment, une mission d'une section de reconnaissance derrière les lignes japonaises d'un îlot du Pacifique (imaginaire Anopopéï).
Le roman est en fait beaucoup plus que cela. C'est d'abord un pavé de 700 pages, extrêmement touffu. construit de façon très particulière.
En fil rouge, Norman Mailer suit la vie de la section de reconnaissance commandée par un sergent (Croft) qui lors de la fameuse mission sera sous les ordres d'un lieutenant (Hearn). On y reviendra.
En parallèle à ce fil rouge, Norman Mailer suit d'autres personnages du régiment et en particulier le général Cummings commandant le régiment qui débarque sur l'îlot ainsi que le fonctionnement de l'Etat-major pendant les opérations de conquête ou tout simplement au Mess.
A ce niveau, il n'y a rien de particulier, c'est à peu près la construction classique d'un roman racontant un épisode de guerre. Ce qui est moins classique, ce sont les zooms que fait Norman Mailer de tous les personnages de la section de reconnaissance mais aussi des gradés de l'Etat-Major. En fait de tous les personnages importants du roman.
Ces zooms, appelés "la machine à faire le temps", entrecoupent le récit environ tous les deux ou trois chapitres et font un focus souvent assez iconoclaste du passé d'un individu. C'est une façon de d'expliquer le comportement ou les opinions politico-sociales de l'individu à travers ce que ses parents ou sa famille pensaient ou faisaient, à travers certaines actions avouables ou inavouables. Ces chapitres appuient, forment ou déforment l'image qu'on pourrait avoir du personnage en suivant la ligne générale du roman.
D'un point de vue de l'action, le récit décrit de façon très dure et cauchemardesque la mission derrière les lignes, qui, au final s'avèrera complètement inutile. Plusieurs personnages de cette escouade de treize bonshommes vont d'ailleurs mourir finalement pour rien. Et il a suffit que le Général Cummings s'absente pour que son adjoint, le commandant Dalleson, décrit comme incompétent, donne un ordre imbécile (pour ne pas dire criminel) pour emporter la victoire (c'est-à-dire le renoncement des japonais) ! Dalleson retire un bénéfice usurpé de cette campagne alors que Cummings, absent, ne pourra espérer gagner sa troisième étoile.
C'est la première chose qu'on peut retirer du roman : les plus belles stratégies n'apportent rien (sinon des morts) puisque le hasard seul permet d'emporter la victoire.
Il y a plus, le lieutenant Hearn, précédemment officier d'Etat-Major et ordonnance du général, se permettait de critiquer tout haut les comportements aberrants, intéressés ou curieux de ses collègues officiers, épris de gloire et surtout de galons. C'est la raison pour laquelle il est transféré au commandement de la section de reconnaissance face au sergent Croft ainsi dépossédé de son joujou.
C'est la deuxième conclusion du roman : on est dans le Pacifique en train de lutter contre les Japonais mais en parallèle, il y a une sourde lutte pour le pouvoir entre gradés. Et c'est une lutte à mort discrètement perpétrée sous la forme de coups bas.
Au niveau de la section de reconnaissance qui est chargée d'une mission difficile (la jungle qu'il faut dégager pour se frayer un chemin, la chaleur, la soif, la fatigue et les blessures), les différents soldats semblent faire corps autour de leurs gradés (le sergent et le lieutenant) ; mais les difficultés font ressortir les aigreurs, les rancœurs, les haines enfouies au plus profond de chacun d'eux. Deux soldats d'origine juive sont ainsi exposés au mépris et à la haine des soldats pas loin de les rendre responsables de leur propres situations. Mieux, un soldat mexicain, Martinez, quasi illettré mais promu caporal (ou caporal-chef) sera complètement inféodé au sergent Croft ; il sera directement l'artisan de deux morts dont une ignominieuse car servant les intérêts du sergent Croft.
C'est la troisième conclusion à tirer du roman : l'armée et surtout l'armée en temps de guerre est un formidable révélateur de comportements inappropriés ou masqués par l'éducation ou le savoir-vivre.
C'est un roman assez difficile à lire, pas toujours passionnant, il faut le dire notamment à cause du style employé par Norman Mailer. Mais c'est un roman très intéressant par son analyse assez fine du fonctionnement d'une armée à divers niveaux et des interactions entre intérêt général et intérêt individuel.
André Maurois a préfacé l'édition que je possède et conclue en comparant "les Nus et les Morts" à "Guerre et Paix de Tolstoï. Je ne partage pas même si au final on peut rapprocher certaines conclusions. "les Nus et les Morts" n'a pas le souffle épique et encore moins le sens historique qui porte le roman de Tolstoï.
Pour la petite histoire, c'est un roman que j'ai lu très jeune à la suite d'intéressants cours d'anglais (en première ou terminale, je ne sais plus) où on avait traduit plusieurs longs passages. Je m'étais débrouillé pour en trouver rapidement une édition complète (en français, of course). Là, c'était la première fois que je le relisais... et je pense, que cinquante ans plus tôt, j'aurais peut-être mis un point de plus. Pas sûr.