Dire que j’aimais ce cycle avant la lecture de ce tome 6 relevait déjà de l’euphémisme, tant chaque lecture d’un tome exige de moi en m’offrant le décuple en retour. Après la lecture des Osseleurs, je pense pouvoir affirmer sans trop prendre de risques que Le Cycle des Martyrs constitue l’un des plus grands monuments de la Fantasy.
Après un cinquième roman étrange par son côté parenthétique mais non moins excellent, Steven Erikson replante le drapeau au cœur de l’empire Malazéen et récompense le lecteur persévérant. En effet, une petite frustration pouvait être ressentie à l’amorce de l’un des tomes précédents lorsque le lecteur réalisait que ses personnages préférés ne seraient pas concernés par la trame de l’ouvrage. Point de cela dans ce volume, ils y sont tous (ou presque) !
De même, les arcs scénaristiques non achevés dans le tome 4 reprennent et l’on saisit mieux le choix de l’auteur canadien d’en avoir gardé sous le pied. Il n’en finit d’ailleurs pas de surprendre son monde et offre à ce roman l’une des amorces les plus scandaleusement jouissive.
A toi, lecteur de cette critique n’ayant pas encore entamé Les Osseleurs, comprend bien que tu n’es pas prêt. Nul besoin d’entrer dans les détails, le plaisir de la découverte ne doit surtout pas être volé. Mais après une introduction déjà bien dynamique et un nouvel acte glorieux pour Karsa Orlong, un chapitre d’une centaine de pages dynamite ce que pouvait être jusque-là notre conception des limites de l’imaginaire pouvant être conté. Impossible de ne pas rester coi face à un tel étalage de talent et d’ambition narrative.
Le choix de placer un évènement d’une telle ampleur à cet endroit du roman en dit long sur un Erikson désormais en totale confiance et sûr de ses forces. Car le risque était grand d’ennuyer par la suite ou celui tout simplement de ne pas réussir à rebondir. Mais ce piège-là aussi est évité avec brio. Il faut dire que l’auteur peut compter sur cette source inépuisable de personnages débordant de charisme, qu’il a alimentée depuis Les Jardins de la Lune.
Et alors même que le lecteur pouvait imaginer une fin de roman plus posée, le temps de remettre le cycle sur un chemin moins branlant, c’est tout l’inverse qui se produit. Les duos explosent, les dieux se font toujours plus présents, les certitudes des uns se fissurent quand celles d’autres se cimentent, Le Maître du Jeu fait ses choix, certains personnages clés trouvent une fin sordide… Et la convergence se concrétise.
Steven Erikson a toujours aimé tisser des toiles pour mieux les réunir. Ce qu’il opère dans ce tome est prodigieux et donne le vertige. Tout commence à s’emboîter sans forcer et ça fonctionne indubitablement. Le tome 7 devrait constituer la consécration de cette amorce de rapprochement. Comme un enfant-dieu décidant que ses voitures pouvaient tout à fait cohabiter avec des dinosaures, Erikson va sans complexe et avec brio faire se rencontrer ses mondes et peuples.
Au milieu de ce dédale de rencontres et rebondissements, des personnages connus ou non vont émerger et certains trouveront assurément une place importance dans votre Panthéon. Inutile d’aborder trop longuement les cas de Ben Le Vif, Apsalar, Couteaux, Violain, Kalam, Karsa, Trull, Onrack, Mappo, Iskaral, Icarium, Ganoes (ça en fait !), personnages toujours aussi réussis et captivants grâce au traitement de choix que leur accorde l’auteur ; non, d’autres crèvent littéralement la page et vont devenir de nouveaux piliers sur lesquels reposera le cycle. Impossible de ne pas être pris d’une envie de rire doublée de pitié, confronté(e) à une Hellian sombrant dans un alcoolisme aigu pour oublier sa peur des araignées. Le personnage de Bouteille prend une place considérable et tire agréablement son épingle du jeu, alors même que je n’aurais jamais misé sur lui de prime abord. T’ambre, l’énigmatique compagne de l’Adjointe, surprend imparablement en se révélant. Et que dire de l’Adjointe, justement… Alors même que je la détestais assez naturellement dans les premiers tomes, elle s’est peu à peu révélée de sorte qu’une bascule s’était faite lors de la lecture du tome 4. A la fin des Osseleurs, elle s’est tout simplement emparée du titre de personnage préféré en ce qui me concerne. Avec sa force de caractère, ses sens du devoir et de déduction, et pour la tragédie que constituent sa vie et sa trajectoire, je me régale d’avance des prochains chapitres qui lui seront concernés.
Au milieu de ce déluge d’évènements, de sentiments exacerbés et de surprises, Erikson n’oublie pas d’approfondir certaines réflexions, comme le devoir par nécessité ou le barbarisme colonial, tout en en introduisant d’autres, aussi justes qu’inattendues, telles que la mémoire revisitée des gloires passées et leur instrumentalisation.
Enfin, si vous pensiez que le continent de Sept-Cités n’avait pas suffisamment dégusté précédemment, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Cette lecture vous donnera maille à partir avec d’autres déités plus ou moins agréables, notamment les déesses Soliel et Poliel, la deuxième ayant trouvé un terrain tout désigné pour œuvrer. Et il semblerait que la révolte ayant périclité dans le tome 4 ne soit pas qu’un mauvais souvenir. A voir quelle forme et quelle ampleur l’auteur souhaitera donner ultérieurement à cette possible menace.
S’il fallait résumer, ce tome 6 s’avère non seulement brillant dans son exécution, mais marque son lecteur au fer blanc qui n’oubliera jamais les flammes d’Y’Ghatan. Un triomphe pour Erikson qui signe un roman de qualité équivalente aux Souvenirs de la Glace, déjà parfait, dans un cycle jusque-là dénué de véritable faute.
Et comme toujours, un petit salut aux éditions Leha pour le boulot abattu et la quasi-excellence de cette première édition, tant pour la couverture que pour la grande qualité de traduction signée Emmanuel Chastellière. Bravo et merci.