Entré dans sa période de plein succès, Feydeau a eu le temps de se rendre compte qu'il faut occuper le terrain - ici, la scène théâtrale - pour perpétuer sa célébrité et les revenus qui en découlent. Autrement dit, en ce Paris fin-de-siècle qui ne jouit pas encore des sublimités exaltantes du cinéma et de la télévision, le théâtre reste le spectacle de dilection de la bonne bourgeoisie qui cherche à se distraire. Mais, les théâtres étant nombreux, la demande est forte, et il faut donc écrire rapidement de nouvelles pièces si l'on veut conserver la faveur du public. Or, le Feydeau des grandes années, méticuleux et réfléchi, a du mal à tenir le rythme.


Ici, on est entre "Le Dindon" et "La Dame de chez Maxim". On ne peut jurer que "Les Pavés de l'Ours" aient été écrits à cette époque. On soupçonne, en raison de la brièveté de la pièce et de son relatif manque de souffle, que Feydeau ait pu l'extraire de ses essais de jeunesse, et l'ait casée à cette date sur la scène pour faire patienter le public. L'histoire est celle de Lucien, jeune homme bien de sa personne, qui essaie de larguer Dora, sa maîtresse, parce que son véritable projet d'union respectable se porte sur la fille d'une certaine Madame Prévallon (si l'on voit bien Madame Prévallon sur scène, on ne voit jamais sa fille). Mais Lucien, soucieux que les mensonges qu'il emploie pour se débarrasser de Dora restent inconnus de tous, embauche un domestique d'origine rurale, dont il suppose, sur un simple préjugé , qu'il se montrera plus discret que les domestiques habituels de Paris, réputés avoir toujours l'oeil là où il ne faut pas.


Bretel se présente donc chez lui; pourvu d'un fort accent belge, il entre au service de Lucien. C'est le personnage le plus pittoresque de la pièce; sous couvert de sa prétendue naïveté et de son bon sens populaire, Bretel va ruiner toutes les entreprises et les espérances de Lucien, justement en faisant preuve de cette franchise directe et de cette candeur rustaude que Lucien appelait de ses voeux.


Le comique de cette pièce est essentiellement dans les dialogues; point de situations compliquées, point de fuites et croisements endiablés comme dans les grandes pièces de Feydeau; scène après scène, Bretel étale son absence de bonne éducation (il tutoie tout le monde); il prend un mot pour un autre, crache par terre, dévoile les mensonges de Lucien à Dora, flanque à la porte Madame Prévallon qui vient discuter du mariage de sa fille en lui faisant bien sentir qu'elle est vieille et moche; évidemment, le fait que Madame Prévallon bégaie apporte quelques effets comiques supplémentaires...


Cette brève pièce tire son titre d'une fable de La Fontaine, "L'Ours et l'Amateur de Jardins", où un vieil homme finit par regretter amèrement d'avoir cherché la compagnie d'un ours pour tromper sa solitude, l'ours finissant par lui fracasser le crâne avec les meilleures intentions du monde. Bien entendu, Bretel, c'est l'ours, transposé sur une scène.


Petite pièce amusante, mais dont la structure linéaire et la relative brièveté ne permettent pas à Feydeau de manifester son génie pour instiller une folie bondissante dans l'action.

khorsabad
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le 13 août 2015

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