Sorti de « l’imaginaire visuel » d’Hedi Kaddour, la ville de Nahbès en très probable Tunisie, abrite dans sa parure des années 1920, les destins tourmentés d’univers que tout semble opposer. Pourtant forcés à cohabiter par une époque qui unit traditions et désir de modernité, le choc de la collision libérera l’onde d’un nouveau regard au-delà des frontières de la ville, jusqu’aux limites d’une Europe en reconstruction d’après-guerre. A Nahbès, la bourgeoisie coloniale affirme son sentiment de supériorité avec le club des Prépondérants, les notables arabes se font parfois complices de la société établie, et perdue entre ces dominations, la jeunesse autochtone, pourtant éprise de Liberté, vacille entre idées révolutionnaires et respect des traditions. Ainsi, les prépondérants ne sont pas toujours ceux que l’on croit, chacun manigançant des affaires pour affirmer son pouvoir.
C’est dans ce monde évoluant vers de nouvelles mœurs que se retrouvent Raouf, jeune intellectuel arabe, Rania, sa cousine rebelle et cultivée qui se cherche une place dans un monde d’homme, la sulfureuse et décomplexée actrice américaine à succès Kathryn, leur amie journaliste française Gabrielle, et un jeune colon pour les accompagner, Ganthier. C’est quand l’équipe hollywoodienne de tournage du réalisateur Neil Dantree débarque à Nahbès en 1922, que populations autochtones et colons français se heurtent à une nouvelle vision d’avenir, observant sous toutes leurs coutures les acteurs très libérés, tant dans leur façon de parler, que de se conduire. Et Kathryn, la femme de Neil et actrice principale, est l’ambassadrice parfaite de ce nouveau monde qu’ils importent. Elle a tôt fait de faire tourner la tête de ceux et celles qu’elle croise, que ce soit par admiration ou par jalousie, elle ne laisse pas indifférent. Neil la confie alors à Raouf, beaucoup plus jeune qu’elle, pour lui faire découvrir le monde et la culture arabe…
Le roman d’Hedi Kaddour, récompensé par le prix de l’académie française lors de la rentrée littéraire de 2015, est tissé à la manière des tapis orientaux, entremêlant une multitude de trames, de personnages, de destins, de détails, et sans jamais s’emmêler, utilisant les couleurs de l’amour, de la politique, de la géographie, de la culture… le tout formant une toile aux motifs somptueux. Son écriture, vive et fluide, embarque le lecteur dans un récit détonnant, résonnant de justesse. Les personnages sont frappant de réalisme, et l’auteur a poussé sa méticulosité jusqu’à tous les doter d’une personnalité riche mais cohérente, de façon à ce qu’aucun ne se laisse penser comme simple figurant pour complexifier le récit. Les points ne sont pas les prépondérants du roman, et s’effacent bien souvent au profit d’un enchaînement incessant de virgules, ce qui a pour bénéfice d’entraîner le lecteur dans le flot caressant de la prose d’Hédi Kaddour et du bon sens arabe, qui multiplie les images poétiques. Les regards des protagonistes ne cessent de se croiser pour former la fresque d’un monde profondément hétérogène, qui pose avec clarté les fondements de notre XXI° siècle, et le place comme horizon inéluctable.
Même si l’auteur enchaîne des références historiques qui ne sont pour la plupart décelables qu’à un degré de culture élevé, ne pas les repérer n’empêche en rien d’apprécier ce roman, qui est à lire et à relire encore, pour n’en jamais ressentir les mêmes émotions et en apprendre toujours plus sur le fonctionnement de notre monde.