"Un monstre pas un homme, une banque"
Avant toute chose, je préfère avertir que ma critique risque d'être bourrée de spoils ( bon à savoir si comme moi vous n'aviez ni lu le livre, ni vu le film...).
Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas pris une claque littéraire sur le plan formel d'un roman. J'ai récemment lu le grand Marcel qui m'a impressionnée de par la qualité de son français mais les techniques narratrices ici trouvées dans cette épopée de Steinbeck sont employées à la perfection, et avec une maitrise implacable.
Steinbeck dresse ici le portrait de la famille Joad, les deux Tom, père et fils, Man, Rose de Saron et son homme Connie, Ruthie et Winfield, Noah, et Al, à qui viennent se greffer tour à tour le pasteur Casy, les familles croisées en route.
Les Joad avaient une ferme, en Oklahoma, seulement la terre fut rachetée par une banque et n'est plus assez rentable. Pour faire partir les Joad de leur terre bien-aimée, on les menace, on leur vend l'illusion d'un avenir meilleur en Californie, où le travail et les maisons fleuriraient. Seulement cette même promesse a été faite à tous les fermiers de l'Est qui se retrouvent sur la route en direction de l'Ouest, où personne ne veut d'eux, où leur nombre impressionne, et où la peur de les voir s'organiser pour se révolter pousse les Californiens à la haine et la rancœur.
La famille Joad est une allégorie de ce drame sociétal qui s'est joué aux Etats Unis ( et dans le monde entier) : la montée du capitalisme. Ils ne sont qu'une illustration et Steinbeck nous le fait sentir en alternant les chapitres les concernant nommément et ceux où les voix s'élèvent, le temps utilisé change et passe du passé composé au passé simple, indiquant ainsi à son lecteur qu'il s'agit d'une vérité générale, que les voix, non identifiées, qu'il nous donne alors à entendre sont celles de tous les fermiers.
Plonger alors dans ce roman semble comme entendre les voix d'un autre temps, et peu importe que l'on soit américain, français, ou chinois, l'écho de cette exil agricole, de cette urbanisation dont on a tant entendu parler à l'école, nous renvoie à notre Histoire.
Ce temps qu'il utilise pour ces chapitres généralistes donnent une allure implacable à son histoire. Les fermiers vont tous faire ça, ils vont tous aller dans ce café et ce faire traiter ainsi, et on leur répondra ça, et ils courent à leur perte et personne n'y peut rien. Ce qui fait que d'avance on ne peut attendre de fin heureuse pour ce roman qui a des allures de témoignage ou de document historique. Les raisins de la colère annoncé en titre ne seront pas une de ces révoltes de fiction où les pauvres pourront enfin prendre le dessus et renverser la vapeur. Il ne faut pas s'attendre à ce que les fermiers puissent s'attaquer à "un monstre qui n'est pas un homme, mais une banque".
Sans être fermier, cette révolte là peut paraitre toute contemporaine...
SPOILS SPOILS SPOILS SPOILS..... ( vous avez compris l'idée)
C'est donc sans illusions qu'il faut poursuivre le portrait de cette courageuse famille, et la fin du roman, noire, où chacun disparait, où Tom lui même s'annonce comme étant une alégorie ( " Je serais dans toutes les révoltes que tu verras.."), où la famille se décompose et s'éteint, pour devenir une grande famille, annoncée par la figure prophétique de la mère ( " Il fut un temps où s'était chacun pour sa famille, maintenant les temps sont durs, c'est chacun pour tout le monde.").
Et la dernière image du roman, celle d'une mère qui transmets le pouvoir à sa fille, celle d'un amour infini, est d'une beauté et d'une tristesse incroyable.
Un véritable coup de cœur.