C’est un livre bien singulier que nous propose ici Colum McCann. Les Saisons de la nuit, roman new-yorkais, roman de la ville, ne laisse pourtant apparaître cette dernière, à première vue, que comme un arrière-plan nécessaire mais finalement peu abordé de front, décor plus ou moins brouillé d’une scène qui laisse le premier rôle à un protagoniste urbain plus spécifique : le tunnel.
En effet, qu’il s’agisse du récit rétrospectif, dans lequel nous suivons les aventures de Nathan Walker, ou du récit présent dont « Treefrog » est le personnage central, c’est toujours d’un seul et même tunnel – nous en aurons la confirmation à la fin du livre – dont nous parle l’auteur. Dans le premier récit, celui qui débute en 1911 et qui sera toujours accompagné d’une chronologie précise, c’est la construction du tunnel, entre Manhattan et Brooklyn, qui sert de cadre principal à l’intrigue. On y rencontre un groupe d’ouvriers qui, autour de la figure centrale de Nathan Walker, creusent, dans des conditions de travail pénibles et dangereuses, la galerie souterraine qui permettra de relier les deux rives. On reconnaît facilement dans cette première ligne narrative l’esprit des romans sociaux américains (ceux de John Steinbeck, en particulier). Selon un système d’alternance qui ne laisse pas de place à la confusion, le second récit s’enchevêtre au premier tout en ne s’y confondant pas : d’une tonalité plus poétique, plus énigmatique aussi – qui est ce « Treefrog » ? –, nous est conté le quotidien d’un homme qui a fait du tunnel sa demeure, habitant parmi d’autres de ces obscurités que l’on aurait pu penser dépeuplées.
Cependant, on le remarque vite, les liens qui se tissent entre les deux récits ne sont pas de simples coïncidences. Bien plutôt, au fil du roman se reconnaît comme la figure d’un destin qui rattache l’existence de chacun des personnages au tunnel. Bien évidemment, c’est d’abord la parenté entre les deux personnages principaux qui assure la cohérence du tout, Treefrog n’étant autre que le petit-fils de Nathan Walker, le premier ayant élu domicile dans ce que le second s’est échiné à construire. Par ailleurs, des lignes thématiques claires apparaissent : comme lieu de la marge et de la profondeur, le tunnel accueille ceux qui sont rejetés par la société (les ouvriers, les afro-américains, les sans-logis) ; comme lieu funèbre, il matérialise les disparitions successives, celle de Con O’Leary dans le « geyser » initial, celle de Faraday ou de Nathan Walker lui-même plus tard. Au premier événement traumatique qui donne un tour mythique au roman (l’expulsion des ouvriers à travers le lit du fleuve est vécue comme une « résurrection ») répond la fin du livre, qui se termine sur ce même mot, en accompagnant Treefrog dans sa sortie du tunnel – manière de dire que l’on franchit toujours le seuil du tunnel comme on revient des enfers. Ce dernier devient ainsi un véritable « lieu » de la ville, parcouru de souvenirs et de drames, incarnant tour à tour, en fonction de ceux qui se l’approprient, l’image de la sainteté ou de la damnation, du refuge ou du naufrage.
Nourri par un véritable travail d’archiviste, Les Saisons de la nuit éclaire sans conteste une part "sombre" de la ville. Contre l’idée d’un lieu fonctionnel et dénué d’intérêt, Colum McCann montre qu’au contraire le tunnel, véritable hétérotopie, permet de révéler un envers de la ville, que ce soit en suivant les parcours de ceux qui l’ont construit ou en s’attardant sur les sociétés illégales qui l’habitent. Car, comme le montrent bien les différentes scènes qui s’y attachent, les tunnels sont des lieux de passage incessants de la ville (qu’ils servent de conduits aux métros ou aux trains), sans lesquels cette dernière ne pourraient ni fonctionner ni prospérer. Malgré son retrait relatif dans le récit (quelques scène de rue, quelques descriptions de paysages urbains), la ville reste tout de même bien au centre du questionnement auquel conduit le roman. Et c’est bien là sa force : la structure narrative et l’écriture mettent parfaitement en place les renversements successifs qui, plus que des recours dramatiques, se présentent comme de vrais outils pour penser la ville et la société urbaine sur un mode critique et paradoxal.
La fusion des deux récits s’opère progressivement à la fin du roman. Clarence Nathan « Treefrog » Walker vient alors condenser un imaginaire (celui du renversement) et une destinée (celui du bâtisseur de ville que la ville rejette). Il est aussi celui qui, relayant le narrateur dans un morceau de bravoure stylistique, accède ponctuellement à la parole. C’est alors l’occasion de découvrir, si ce n’était déjà fait, le fond intime d’une personnalité inquiète et contemplative :
Et c’est un des trucs que j’ai toujours dans la tête. Lever les yeux et voir que le fond du trou ; baisser les yeux et voir que du ciel. J’ai jamais rien entendu de plus chouette, qu’on le prenne comme on voudra.