Grand roman labyrinthique, pour questionner comment se construisent la fiction et l’histoire.

Javier Cercas brouille les cartes avec ce roman de 2001, objet inhabituel qui raconte une histoire tout autant que sa genèse, le destin de Rafael Sanchez Mazas à la fin de la guerre d’Espagne, un récit historique fondé sur des faits réels, tandis que sa genèse est elle, au moins en partie, une fiction.


L’auteur se dépeint en écrivain reconverti en journaliste, qui devient obsédé par Rafael Sanchez Mazas, poète et théoricien des phalangistes espagnols. Il imagine la personnalité de l’homme, enquête sur sa vie, et en particulier sur cet épisode où il réchappe par miracle à son exécution par des soldats républicains en déroute en Catalogne, à Collell, en 1939.


Au moment où il doit être fusillé, Rafael Sanchez Mazas réussit à s’enfuir ; il croise dans sa fuite un soldat républicain anonyme qui le fixe un moment et lui laisse la vie sauve. L’histoire se cristallise donc autour de ce moment, du regard du soldat au bord de la défaite mais qui tient encore le sort de Mazas entre ses mains, autour du renversement du sort du vaincu qui redevient le vainqueur.


«-Il y a quelqu’un par là ?
Le soldat regarde Sánchez Mazas ; celui-ci fait de même, mais ses yeux embués ne comprennent pas ce qu’ils voient : sous les cheveux mouillés, le large front et les sourcils perlés de gouttes, le regard du soldat n’exprime ni compassion ni haine, pas même de mépris, mais une espèce de joie secrète et insondable. Il y a en lui quelque chose qui confine à la cruauté et résiste à la raison mais qui n’est pas pour autant l’instinct, quelque chose qui vit là avec la même persévérance aveugle que le sang qui s’obstine dans ses veines ou que la terre dans son immuable orbite ou tous les êtres dans leur immuable condition d’êtres, quelque chose qui échappe aux mots de la même manière que l’eau du ruisseau esquive la pierre, car les mots ne sont faits que pour se dire eux-mêmes, que pour dire le dicible, c'est-à-dire tout hormis ce qui nous gouverne ou nous fait vivre ou nous touche ou ce que nous sommes ou ce qu’est ce soldat anonyme et vaincu qui regarde à présent cet homme dont le corps se confond presque avec la terre et l’eau brune du fossé, et qui crie en l’air avec force sans le quitter des yeux :
-Par ici, il n’y a personne !»


"Les soldats de Salamine" c’est le renversement du sort des deux camps en cette fin de guerre d’Espagne, à l’instar de celui des Perses et des Grecs à Salamine, mais aussi celui de la narration : le livre ne prend forme finalement, que lorsque le narrateur, suite à une rencontre providentielle avec Roberto Bolaño, réussit enfin à l’écrire en donnant un nom, un corps et une voix – bref une mémoire - au soldat anonyme.


"Il est plus difficile d'honorer la mémoire des sans-noms que celle des gens reconnus. À la mémoire des sans-noms est dédiée la construction historique". (Walter Benjamin, 1940).


«Sanchez Mazas gagna la guerre, mais perdit une place dans l’histoire de la littérature.» Le soldat républicain a perdu la guerre et gagné l’immortalité dans un grand roman.


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/12/03/note-de-lecture-bis-les-soldats-de-salamine-javier-cercas/

MarianneL
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le 30 déc. 2013

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MarianneL

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