Je ris de mon propre coeur... et je fais toutes ses volontés

L'autre jour, ce bon vieux Goethe est venu me présenter un roman intitulé "Les souffrances du jeune Werther" et qui, semble-t-il, lui a apporté un certain succès. Il m'a dit :

"Je vais te parler d'un gars dont la tranquillité d'âme est bouleversée du jour au lendemain par sa rencontre fortuite avec une dénommée Charlotte, dont les beaux yeux noirs (et aussi le reste) le charment d'emblée. Une forte affinité se créé rapidement entre eux deux, qui apprécient de passer pas mal de temps ensemble. Problème : Charlotte étant déjà engagée auprès d'un autre homme, elle se satisfait volontiers d'une relation d'amitié avec son nouvel admirateur, qui évidemment en aurait voulu davantage. Et l'infortuné a toutes les peines du monde à renoncer à cet amour sans espoir, plongeant ainsi dans les affres de..."

Troublé, je l'ai interrompu : "OK mon cher Johann Wolfgang, assez parlé de mes déboires personnels (d'ailleurs, comment est-il au courant de tous ces détails ?). Et sinon, il raconte quoi ton bouquin ?"


Bon, en vérité, je n'ai pas reçu la visite du fantôme d'un auteur allemand mort depuis deux siècles. De façon plus banale, je me suis décidé à lire son plus célèbre roman durant l'été dernier, alors que j'étais précisément en train de foncer dans le piège où est tombé le malheureux Werther : comme un avertissement dont, bien sûr, il n'a été tenu aucun compte.


[Interlude scientifique : Il semblerait que les progrès dans l'imagerie cérébrale aient permis de découvrir que le sentiment amoureux a un effet direct sur le cortex préfrontal, c'est-à-dire la zone du raisonnement, du discernement, etc. et qu'il en désactive certaines fonctions essentielles. L'amour serait donc littéralement une maladie mentale.]


Un peu plus de six mois après cette lecture initiale, ayant, à la différence du héros de Goethe, enfin trouvé la force de m'échapper de l'enclos de la Friendzone pour retourner galoper dans les vastes steppes de la Solitude, j'ai eu envie de revenir aux "Souffrances du jeune Werther", en guise de débriefing pourrait-on dire. Cette fois j'ai voulu tenter la version audio, une première en ce qui me concerne et une expérience qui fut très intéressante (ah, entendre le nom de Charlotte murmuré au fond de mon lit... mais je m'égare). La traduction utilisée pour cet audio était la même que celle du livre lu en août dernier, pourtant ma perception en a été très différente : j'ai moins eu l'impression d'une relecture que d'un nouveau texte. Sans doute est-ce dû au changement de support, mais aussi au fait que l'expérience était passée par là.


Au fond, le roman de Goethe est un peu le manuel de tout ce qu'il faut éviter quand on est intéressé par quelqu'un (déjà, le simple fait de tomber amoureux revient à hypothéquer ses chances). Ce qui est terrible avec Werther, c'est qu'il a une conscience aiguë de sa situation, il analyse très bien ce qui lui arrive et sait comment il devrait agir pour sortir de son impasse sentimentale... mais il est incapable de le faire : "Je ris de mon propre coeur... et je fais toutes ses volontés". Difficile de ne pas ressentir une forte empathie ! On voudrait pouvoir lui donner une tape fraternelle sur l'épaule, lui payer une pinte à la taverne de Walheim et aller le brancher avec Mlle de B. à Weimar pour l'aider à oublier la belle et inaccessible Charlotte... sauf que dès l'instant où ses yeux se sont posés sur celle-ci, son destin était scellé : "Je ne vois à tant de souffrance d'autre terme que le tombeau".


Sur la forme, l'écriture de Goethe doit correspondre à tout ce qu'il ne faut pas faire pour être lu en 2023 : certains la décriront comme poussiéreuse, surannée, peut-être même trop emphatique ou empesée. Mais pour ces choses-là comme pour tant d'autres, je dois être plus en phase avec les siècles passés qu'avec notre sinistre vingt-et-unième, donc ça me va très bien.


De ma première lecture, j'avais surtout retenu l'histoire d'amour tragique. En fin de compte, celle-ci est loin d'occuper toutes les pages du roman, bien que l'ombre de Charlotte plane sur chacune de mes... je veux dire, des pensées de Werther. Cette seconde lecture m'a rappelé que le mouvement romantique ne se limite pas à l'exploration du sentiment amoureux : il s'agit aussi d'exalter les splendeurs de la nature, de faire une critique des moeurs de la haute société et des conventions sociales rigides, d'initier une réflexion philosophique sur la vie et la mort... En somme, une lecture bien plus riche que le récit d'une simple affaire de coeur, si tant est que cela puisse être simple.


À tous mes frères en Friendzone (et soeurs : une rumeur prétend que le phénomène concerne parfois les femmes), histoire de vous sentir moins seuls dans votre infortune, lisez "Les souffrances du jeune Werther", et enchaînez avec "Cyrano de Bergerac" pour faire bonne mesure, le héros de Rostand restant le champion inégalé en la matière. Puis allez vous changer les idées, c'est important. Là par exemple je vais trouver du réconfort dans le sucre en préparant mon dessert préféré : une charlotte. Oui, je crois que je suis entièrement guéri. Merci Goethe !

Oliboile
8
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le 13 mars 2023

Critique lue 15 fois

Oliboile

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