Les Transformations silencieuses de François Jullien est un bref opuscule qui s’intéresse aux processus (aux “procès”, selon le terme vieilli employé par l’auteur) du changement et, peut-être plus spécifiquement, à l’incapacité des pensées occidentales (issues de la tradition philosophique grecque) à les comprendre du fait de leurs axiomes fondamentaux, notamment les notions d’Être ou de temps. Davantage qu’une construction conceptuelle, comme le souligne d’ailleurs l’auteur, Les Transformations silencieuses est donc l’exploration d’un écart culturel entre Grèce et Chine.
Cet essai a beaucoup pour séduire. Il est très bien écrit, d’abord. F. Jullien se place dans la lignée des philosophes-prosateurs à la française, comme Derrida qu’il cite avec approbation ; la limpidité de la plume se traduit aussi bien dans l’élégance de l’écriture que dans la clarté conceptuelle. Il apporte ensuite une perspective intellectuellement séduisante par son utilisation directe des classiques chinois et grecs, discutés au plus près du texte. Il éclaire enfin avec intelligence, par sa porte d’entrée que constituent les processus de transformation, des pans entiers de la philosophie, semant les remarques suggestives (exemple : en un paragraphe, du reste incident vis-à-vis du reste de son explication, Jullien souligne que l’opposition coutumière du fond et de la forme, du logos et de l’eidos, signale en fait plutôt leur caractère coextensif dans la pensée occidentale).
Pourtant, malgré ce brio (ou du fait de celui-ci ?), je n’ai pu m’empêcher de ressentir certains doutes à la lecture, dont j’ai appris ultérieurement qu’ils avaient trouvé corps dans la polémique engagée par un livre de critique, le Contre François Jullien (titre admirablement daté), en ce qui concerne le traitement par Jullien de son matériel chinois. Certes, et Jullien l’explique avec talent dans un des meilleurs passages de son livre, il n’entend pas faire œuvre ethnographique : sa réflexion sur les différences (terme qu’il récuse même au profit de celui d’écart) entre pensées occidentale et chinoise ne vise pas à essentialiser l’une ou l’autre, mais propose plutôt de les mettre en vis-à-vis pour aider chacune d’elle à explorer des terrains conceptuels qui lui sont interdits par son axiomatique propre. La diversité culturelle devient un exhausteur de l’intelligence plutôt qu’un objet d’étude propre.
Cette vision est épistémologiquement impeccable mais il n’est pas certain qu’elle soit toujours suivie d’effet (de la même façon que toute la philosophie morale du monde n’a pas empêché les actes immoraux). En effet, Jullien saisit des œuvres et des situations chinoises d’époques très différentes (des Zhou à Deng Xiaoping) pour y lire des expressions constantes d’une même pensée chinoise du accommode les changements imperceptibles. On peut se demander si, même à la seule fin de créer un écart intellectuel qui lui permette de mieux saisir les apories d’Aristote ou de Platon, Jullien ne recrée pas comme une pensée chinoise éternelle, qui légitime ce faisant son entreprise comparatiste.